Souveraineté numérique et « Guerre Froide » technologique : l’avenir du cloud s’annonce orageux
Pour la banque d’investissement Klecha & Co, au regard du contexte de guerre économique où l’Europe est un terrain de jeu possible pour les États-Unis et la Chine, la cloudification massive ira de pair avec la question de la souveraineté des données et de l’indépendance technologique.
« Plus de cloud = plus de souveraineté de la donnée ». Cette prévision est celle que fait la banque d’investissement Klecha & Co, spécialisée dans la technologie (logiciel, ESN, constructeurs, IoT), dans son focus mensuel de juillet consacré au cloud public.
Fondée à Milan en 2009, Klecha & Co est présent à Londres, New York et depuis cette année à Paris sous la direction d’un ancien de Lazard. « Notre expertise du secteur, notre spécialisation et notre expérience de la Fusac (NDR : fusion et acquisition) font de nous un acteur à part sur le marché [du conseil financier] », avance la banque.
Pour le prouver, Klecha & Co publie une note mensuelle qui aborde différents thèmes IT. Et force est de constater que cet « Insights Report » de juillet fait un tour synthétique et très complet des problématiques cloud actuelles.
Le Cloud : toujours plus haut
« Le marché mondial du cloud public devrait croître de 17 % en 2020, selon les données du Gartner, passant de 227,8 milliards de dollars en 2019 à 266,4 milliards en 2020 », commence par resituer la note. « Cette transition se fait depuis plusieurs années, [mais] la pandémie actuelle accélère considérablement cette transition ».
Le principal facteur de croissance du cloud en 2020 est, sans surprise, le travail à distance : visioconférence (Zoom, Tixeo, Jamespot, Rainbow), la collaboration (WIMI, Slack ou Teams) ou encore la virtualisation des postes de travail (Citrix, VMware) ont participé à cette accélération et devraient continuer. Parmi les autres moteurs du marché, on trouve l’apprentissage en ligne, le streaming ou encore le e-commerce (tous boostés par les confinements).
La question de la souveraineté décolle
Mais pour les analystes financiers, cette progression du cloud le met en lumière, ce qui pourrait le faire changer de nature. Une prise de conscience de la dépendance aux outils de quelques grandes entreprises, en position ultra-dominante, commencerait à se faire.
Klecha & Co
« La croissance rapide du cloud computing au cours de la dernière décennie l’a rendu essentiel, un grand nombre d’entreprises en étant de plus en plus dépendantes », écrit le rapport qui en déduit que « la souveraineté des données va de plus en plus devenir un élément central, en particulier dans le contexte européen ».
Klecha & Co date ce changement de perception aux environs de 2018.
« De grandes entreprises américaines de services d’infrastructure cloud (IaaS) comme AWS (Amazon), Azure (Microsoft), Google Cloud et IBM dominent actuellement le marché européen du cloud. Mais les événements qui ont commencé en 2018 – et qui continuent – ont rendu cet arrangement intenable à long terme ».
Quels événements ? « En 2018, les États-Unis ont entamé une guerre commerciale avec la Chine, ce qui a conduit les gouvernements, les organisations et les entreprises européens à se demander si l’UE sera la prochaine cible », répond Klecha & Co. Conséquence, les entités publiques et privées du Vieux Continent se demanderaient aujourd’hui « quel serait le coût de cette dépendance à l’égard des fournisseurs étrangers d’infrastructures si cela arrivait ».
Souveraineté ou indépendance ?
Klecha & Co définit la souveraineté de la donnée comme étant « le concept ou l’idée que les données sont soumises aux lois et aux règlements du pays (ou de la région) où elles sont collectées, stockées et traitées ».
Le Larousse, lui, la définit comme « le pouvoir suprême reconnu à l’État, qui implique l’exclusivité de sa compétence sur le territoire national (souveraineté interne) et son indépendance absolue dans l’ordre international où il n’est limité que par ses propres engagements (souveraineté externe) ».
On voit dans cette définition que souveraineté et indépendance sont très liées. Dans l’IT, certains préféreront d’ailleurs parler « d’indépendance technologique » (c’est-à-dire de ne pas dépendre d’outils ou d’approvisionnements qui viennent de l’extérieur, mais qui peuvent tout de même venir du privé), plutôt que de « souveraineté », qui dans son acceptation « interne » peut impliquer que les outils émanent de l’État.
Dans les deux sens, Klecha & Co pense « que la souveraineté des données sera particulièrement prégnante dans le contexte européen en 2021 et pour les années suivantes ».
Pour les spécialistes de la fusion-acquisition, cette méfiance n’est pas sans fondement. Elle viendrait du CLOUD Act – une arme économique qui cacherait son vrai visage derrière un masque pénal, comme la décrivait au MagIT Servane Augier, Directrice générale déléguée d’Outscale et Secrétaire générale d’Eurocloud.
« Dans le domaine du cloud, nous nous reposons sur des fournisseurs américains et chinois qui maintiennent leurs positions dominantes », renchérit Karl-Heinz Streibich, Président de l’Académie des Sciences et de l’Ingénierie allemande (Acatech) et ancien PDG de Software AG. « Et dans le même temps, nous constatons des tensions qui affectent le commerce, l’exportation et les chaînes d’approvisionnement mondiales – ce qui soulève des doutes (c’est le moins qu’on puisse dire) quant à savoir si ces pays agiront toujours de manière rationnelle à l’avenir, y compris lorsqu’il s’agit de traiter avec d’autres partenaires internationaux ».
GAIA-X : un tournant ?
Dans ce contexte, les analystes de Klecha & Co estiment que le projet Gaia-X pourrait être une locomotive pour les fournisseurs européens. « Le lancement de Gaia-X prévu pour début de 2021 pourrait annoncer un changement sismique dans l’équilibre des forces en présence dans le cloud européen », écrivent-ils, « nous ne devrions pas tarder à voir ses effets sur le paysage [IT local] ».
Klecha & Co
Mais Klecha & Co reste prudent. Le projet est une alliance qui tente d’imposer des standards (dont l’interopérabilité), mais il n’a aucunement force de loi à l’inverse du RGPD.
« Nous pensons que si des lois européennes spécifiques étaient adoptées au cours des deux ou trois prochaines années pour garantir la souveraineté de l’Union en matière de données avec une approche qui privilégie les acteurs locaux [N.D.T. : “local first approach”], nous pourrions voir un marché européen du IaaS radicalement différent au milieu de cette décennie », continue le rapport. « Si Gaia-X devenait la norme par défaut pour les données critiques et sensibles, nous assisterions à un changement radical pour le marché européen du cloud et pour les acteurs locaux ».
Kubernetes et l’open source : des sources d’indépendance
Mais nous n’en sommes pas encore là, même si les politiques français et allemands s’impliquent dans ce projet privé. Et une autre piste de souveraineté est à chercher dans l’open source.
C’est en tout cas l’avis de Jacopo Nardiello, Ambassadeur Kubernetes et de la Cloud Native Computing Fondation (CNCF), et président de Sighup, la société derrière la Kubernetes Fury Distribution.
Jacopo NardielloSIGHUP et Cloud Native Computing Foundation
« Alors qu’AWS, Google, VMware, IBM/RedHat et Microsoft utilisent activement les technologies de la Cloud Native Computing Foundation pour approfondir leurs présences et resserrer encore leurs relations avec les entreprises de l’UE, Kubernetes donne également une couche technologique Open Source aux organisations européennes pour construire des plates-formes de nouvelle génération et des services cloud », souligne Jacopo Nardiello.
Il rappelle qu’il existe nombre de solutions Kubernetes certifiées, « à la fois comme Certified Hosted Cloud (OVHCloud Kubernetes, Scaleway Kapsule Kubernetes) ou en tant que distributions pour les entreprises et pour le multicloud, comme SIGHUP Kubernetes Fury (distribution italienne), Weave Kubernetes Platform (distribution britannique), GiantSwarm Kubernetes ou Kinvolk Lokomotive (distributions allemandes) ».
Ces options permettent l’éclosion d’une « nouvelle génération de fournisseurs et solutions B2B européens », assure Jacopo Nardiello en conclusion de la note de Klecha & Co. La banque confirme en tout cas son analyse de mai 2019 qu’il avait déjà consacré au sujet et qu’il avait titré « Vers une guerre froide technologique ». Sans point d’interrogation.