Cycloid : « les Américains n’ont rien compris aux DevOps en Europe »
Entretien avec le startuper Benjamin Brial, selon lequel les fournisseurs habituels se fourvoient en voulant imposer aux entreprises des outils qui visent à supprimer les informaticiens.
Cycloid est une startup française qui édite une plateforme dite de DevOps. Elle sert à concrétiser le cloud hybride en simplifiant les déploiements d’applications, quelle que soit l’infrastructure cible. Surtout, son approche vise à redonner de la gouvernance aux gens de l’infrastructure, ce qui la place à contre-courant des solutions venues des USA, lesquelles prétendent remplacer les informaticiens par des outils supplémentaires que les développeurs doivent manipuler eux-mêmes.
Cette stratégie est manifestement bien plus en adéquation avec la culture du Vieux Continent, puisque, en quatre ans d’existence, l’éditeur a su séduire 2 000 entreprises françaises, dont 20 grands comptes.
En plein discours du gouvernement sur la nécessité de financer « la tech française », leMagIT a rencontré Benjamin Brial, ancien d’eNovance et de Red Hat, qui a décidé de lâcher la sécurité financière d’un grand groupe américain pour fonder Cycloid sur une conviction : le modèle américain n’est pas adapté à la transformation des entreprises européennes. Il témoigne du marché qu’il côtoie, du décalage entre la vision américaine et les attentes en Europe, ainsi que de la réalité de fonder de nos jours une startup dans le domaine de l’IT B2B.
LeMagIT : Qu’est-ce qu’une startup française peut apporter au marché des DevOps ?
Benjamin Brial : Un point de vue radicalement différent de celui des fournisseurs américains. Lorsque j’ai travaillé chez Red Hat, je me suis rendu compte que les fournisseurs américains essayaient de nous expliquer depuis dix ans que le PaaS était l’avenir, c’est-à-dire des plateformes prêtes à l’emploi avec seulement des développeurs pour s’en servir. Mais sur le terrain, j’observais que les développeurs côtoyaient toujours des informaticiens et qu’on demandait à ces derniers de monter en compétence sur AWS, sur Google Cloud Platform et autres clouds publics IaaS.
Benjamin BrialFondateur Cycloid
Mon premier constat a donc été que la promesse américaine du PaaS de remplacer l’humain n’a pas du tout été concrétisée en France, ni ailleurs en Europe : la plupart des applications traditionnelles n’ont tout simplement pas été redéveloppées pour fonctionner sur un PaaS, parce que c’est bien trop coûteux. Le besoin réel des entreprises, aujourd’hui, c’est d’avoir des équipes qui mettent au point des automatismes pour l’IaaS.
Le marché du PaaS s’est donc effrité et à sa suite est né le concept des DevOps, dans lequel les fournisseurs ont expliqué qu’ils allaient cette fois-ci apporter – toujours aux seuls développeurs – les moyens d’automatiser le travail des informaticiens. Mais chez Red Hat, nous n’allions pas vendre nos produits aux développeurs. Ce sont les informaticiens que nous continuions à rencontrer.
La raison de tout ceci est simple : le problème des entreprises françaises n’est pas de remplacer leurs équipes par des automatismes, mais de les soulager de la pression qu’elles subissent. C’est une approche bien plus pragmatique, car le rythme de l’évolution technologique est devenu trop rapide : les fournisseurs nous parlent de changer de plateforme tous les deux à trois ans désormais, contre cinq ans auparavant. Depuis que j’ai commencé ma carrière, il y a à peine dix ans, il a fallu passer à AWS, à des applications dites Cloud Native, puis maintenant à Kubernetes. Mais 90 % des entreprises françaises n’ont pas l’intention de devenir momentanément des expertes en Kubernetes ; elles ont bien compris que la frénésie technologique n’aurait pas de fin. Leur priorité reste d’éviter le Shadow IT, de décongestionner les demandes de la part des métiers, comme des développeurs. Et il est plus durable que les informaticiens s’en occupent.
L’état d’esprit américain n’a rien à voir avec celui des marchés européens. Eux sont guidés par l’intérêt financier rapide, nous, nous devons travailler avec 25 langues différentes.
Il me faut préciser que je suis arrivé chez Red Hat en 2014 parce que je travaillais chez eNovance à ce moment-là et que nous étions rachetés. Chez eNovance, nous avions déjà deux activités, l’une centrée sur l’amélioration d’OpenStack avec nos 50 développeurs, et l’autre d’infogéreur. Et si Red Hat nous a bien rachetés pour notre expertise sur OpenStack, la nouvelle plateforme technologique Open source, c’est bel et bien notre seconde activité qui était, ici en France, la plus rentable. Parce que les entreprises européennes ont besoin de gagner en fluidité avec des outils, de centraliser les opérations avec une interface commune.
Benjamin BrialFondateur Cycloid
C’est cette approche-là que nous avons avec Cycloid : nous proposons une plateforme de DevOps qui facilite le travail des opérationnels. Nos produits sont comme ceux de Red Hat, Open source. Ils servent à configurer un pipeline industriel : StackCraft, par exemple, génère à la volée de l’Infrastructure-as-a-Code sur Terraform, Ansible, ConCourse, etc. par simple glisser-déposer. Alors que le PaaS de Red Hat a vocation à rendre invisible l’IaaS des informaticiens, nous en montrons au contraire toutes les ressources. Pour mieux maîtriser la glue que nous apportons entre du cloud public, du cloud privé et le datacenter. Avec nos outils, les informaticiens peuvent reparamétrer chaque partie de l’automatisation. Nous répondons à leur besoin de gouvernance.
LeMagIT : eNovance était un acteur technologique. En tant que tel, n’était-il pas plus simple d’influencer la stratégie de Red Hat de l’intérieur, plutôt que de créer une startup ?
Benjamin Brial : Il y a deux Red Hat. L’un est technologique, avec de puissants défenseurs de l’Open source, charismatiques, très compétents en développement et prêts à changer de crèmerie si la politique interne ne correspond plus à leurs attentes. L’autre est un grand prestataire de support pour les entreprises. Ce Red Hat-là est très organisé selon les canons des sociétés américaines. Chez eNovance, nous avions l’habitude de travailler à la machine à café. Chez Red Hat, nous intégrions un groupe de 10 000 salariés, avec des silos par pays et sept niveaux de validation pour une vente. Venant d’eNovance, je m’occupais de la commercialisation en Europe des produits émergents, OpenShift et OpenStack, mais il était pour moi très compliqué de chapeauter un département dans de telles conditions d’inertie.
OpenShift et OpenStack, ce sont des ventes complexes : je travaillais avec une dizaine de commerciaux qui eux-mêmes dirigeaient des commerciaux spécialisés, avec des connaissances particulières. J’ai souhaité travailler sur la collectivisation des approches, je voulais repenser l’organisation, responsabiliser au maximum les personnes qui s’adressent à des informaticiens qui ont même besoin qu’on leur rende de la gouvernance. Mon opinion est que, sans cela, on peut être un géant de l’informatique et perdre néanmoins son leadership.
Je voulais construire autour du bien-être des collaborateurs, mais à cause de l’organisation interne, même consolider me paraissait frustrant. Et en parlant de frustration, je n’en pouvais plus de devoir expliquer à des informaticiens que les entreprises n’avaient plus besoin d’eux, alors que je savais pertinemment que c’était faux. Nous avons trouvé un accord et j’ai décidé de prendre en main de mon côté la réalisation de ma vision.
LeMagIT : Comment lance-t-on aujourd’hui en France une startup comme Cycloid, dans le domaine de l’IT B2B ?
Benjamin Brial : Tout d’abord la France est un pays formidable pour lancer une startup, parce que l’on y touche des indemnités de chômage qui permettent de démarrer sereinement une activité. Pour le reste, les investisseurs français n’ont rien à voir avec les investisseurs américains. Certes, ils sont très friands des entreprises « de la Tech », mais tant que votre CA ne dépasse pas un million d’euros, les fonds d’investissement vous répondent poliment qu’ils reviendront vous voir « plus tard ».
Évidemment, notre plateforme n’a pas été prête du jour au lendemain. Pour démarrer, j’ai donc trouvé quatre clients très enthousiastes à qui j’ai simplement proposé d’infogérer leur migration vers AWS. Les revenus de cette activité m’ont permis d’embaucher quatre collaborateurs qui ont planché pendant un an, à 30 % de leur temps, sur la première beta-version de notre solution. Puis encore un an sur la V1, à dix personnes cette fois.
Pendant ce temps, notre activité d’infogérance se développait, à 50 % grâce au bouche-à-oreille et, à 50 %, grâce à AWS qui nous a énormément aidés. Merci à eux, car, simultanément, comme je réinvestissais systématiquement tous les revenus, les banques françaises ne me prêtaient rien. Des fonds américains, en revanche, sont venus nous proposer de nous financer, mais pour aller commercialiser notre solution aux USA, pas en Europe. Or selon moi, notre marché est d’abord européen, ce sont nos valeurs, c’est la culture que nous adressons avec nos produits, celle des informaticiens. L’Europe représente 45 % de la consommation du cloud public dans le monde, cela nous suffit amplement.
Notre idée était que nous étions les premiers consommateurs de la plateforme que nous mettions au point. De fait, au bout de deux ans, les clients qui nous voyaient l’utiliser sont venus pour elle. Et cela a fait décoller notre activité, avec de nouveaux revenus qui nous ont permis de financer son amélioration, notamment en la déclinant dernièrement en version SaaS. Nous avons aujourd’hui environ 2 000 clients, dont 20 grands comptes, et 30 collaborateurs. Notre offre est tarifée à 45 €/mois et par utilisateur. Nous sommes en train d’intégrer les marketplaces de GCP, Azure et Flexible Engine d’OBS, ce qui devrait encore propulser notre marque.
Nous avons à présent quatre ans d’existence et il nous fallait injecter véritablement des fonds extérieurs pour financer notre marketing et notre commerce, en France, mais aussi dans deux autres pays européens où nous souhaitons nous implanter d’ici à 2020. Nous sommes donc allés voir en début d’année Orange Digital Venture, lesquels nous ont permis de lever 4,5 millions d’euros, dont 1,5 million avec BPI, en dette.
Notre organisation fonctionne à 100 % en télétravail. Nous collaborons au quotidien avec Slack, Trello, Hangouts et Google Drive ; de toute façon, les techniciens sont connus pour apprécier travailler depuis chez eux. Notre équipe technique se compose de sept nationalités européennes différentes. Vu que nous sommes pour l’heure une entreprise de droit français, seuls les Français sont salariés. Les autres sont des freelances rémunérés sur facture, mais nous mettons un point d’honneur à leur payer les jours de congés et les jours fériés. Tous les quatre mois, nous réunissons tout le monde pendant une semaine à Paris. Je me félicite d’œuvrer pour leur bien-être, comme pour celui de nos utilisateurs.