L’IA monte en puissance dans le secteur de la distribution française
Bousculé par le E-Commerce, le monde de la distribution, qu’il s’agisse des magasins de centre-ville, des centres commerciaux et de la grande distribution recherche un second souffle. L’IA et ses promesses sont une piste suivie par beaucoup, avec des degrés de maturité très divers.
Depuis quelques mois les chatbots sont sur à peu près tous les sites Internet des grandes enseignes et parfois même dans les rayons. Depuis les chatbots cavistes de Leclerc, Auchan, Carrefour, Lidl et Monoprix aux chatbots mode de Bonobo, La Redoute, Promod, Kiabi, en passant par le Beauty Bot, le conseiller beauté de Sephora, toutes les enseignes ont au moins testé l’IA sous une forme ou une autre. En outre, les modèles prédictifs ont fréquemment été déployés sur les sites de vente en ligne de ces enseignes, reprenant alors les mécanismes de ciblage, de recommandation qui ont fait le succès de l’ennemi numéro 1 du secteur, Amazon.
Le Machine Learning est venu compléter les méthodes classiques de recommandation mais, tout comme pour leurs chatbot, les enseignes n’avaient pas internalisé de compétences IA en interne, souscrivant souvent à des offres partenaires facturées à la performance.
2019 marque une nouvelle phase dans les stratégies Data des enseignes
Ce n’est que plus récemment que les distributeurs français ont cherché à aller plus loin dans l’utilisation d’algorithmes d’IA dans leurs processus. L’annonce du partenariat stratégique signé le 11 juin 2018 entre Carrefour et Google est sans doute l’événement le plus représentatif de cette démarche. Alors que Carrefour s’était déjà doté d’une plateforme Big Data ambitieuse, c’était l’objet du projet PHENIX initié en 2014, l’enseigne a décidé d’accélérer sa stratégie en s’adossant à Google.
Amélie Oudea-Castera, directrice du commerce électronique, de la Data et du Digital chez Carrefour depuis novembre 2018 rappelait quelques chiffres clés lors de la rencontre annuelle de l’Alliance du Commerce : « Sur les 104 millions de foyers qui sont clients, nous avons la chance d’avoir 60 millions qui sont enrôlés dans notre programme de fidélité. Nous gérons 13 millions de transactions quotidiennes partout dans le monde et nous devons marier cette connaissance client avec les informations issues du digital. »
Carrefour a créé un Lab commun avec Google à Paris, non loin de la Station F à Paris afin de mener une série d’expérimentations et si la responsable a reconnu que cette collaboration a demandé du temps avant d’être véritablement effective, ce laboratoire d’innovation commence à délivrer ses premiers résultats : « Nous avons identifié 70 use cases prioritaires et nous en sommes au stade du MVP sur 10 cas d’usages bien concrets. Pour donner des exemples, il s’agit de la prévention des ruptures en linéaires, de l’optimisation des assortiments proposés dans les commerces de proximité, là où le nombre de références est limit. Nous travaillons aussi pour le marketing sur les coupons personnalisés afin d’atteindre le taux de souscription le plus élevé et sur les prévisions de vente e-Commerce afin de mieux assurer la préparation des commandes - et offrir une meilleure qualité de service à nos clients. Enfin, nous faisons un gros travail sur ce que l’on appelle la qualification des assortiments. Nous avons 185 000 références clients que nous devons qualifier, savoir si ce sont des produits sans antibiotiques, sans sucre, etc. C’est un travail qui demande 2 jours à 40 personnes, et une IA y parvient en 30 minutes seulement. »
Carrefour et Google se sont allié à un spécialiste des technologies d’IA, Artefact. Franprix, qui joue le rôle d’éclaireur du groupe Casino s’est allié à HighCo pour créer son Lab d’innovation. Celui-ci a multiplié les expérimentations ces dernières semaines avec des robots testés en points de vente, des dispositifs connectés, mais aussi des produits innovants dans les rayons.
Le Lab Innovation E.Leclerc a lancé en avril 2019 la seconde édition des ses Trophées de l’innovation, un moyen pour le Breton de drainer vers lui les startups innovantes dans le secteur. La distribution spécialisée n’est pas en reste. Etam a ouvert un tiers lieu à la Creative Factory de Nantes. Baptisé Sixième Ciel, celui-ci doit permettre au groupe de travailler avec des startups sur des idées innovantes et expérimenter sur trois axes stratégiques qui sont l’éco-conception, la production et le commerce responsable.
L’IA progresse petit à petit au cœur des processus
L’IA permet aux enseignes d’innover dans leurs points de vente, mais elle est aussi la promesse de gains significatifs dans leurs opérations. Sachant que la grande distribution travaille avec des marges très faibles, le secteur est friand de toute solution permettant d’améliorer la Supply Chain et d’optimiser les stocks. Le Machine Learning est notamment très attendu dans ce qui est capital pour le fonctionnement des Supply Chain de distributeurs : la prévision de la demande. En poussant l’IA dans ce domaine, Vekia a réussi à s’imposer auprès de nombreux distributeurs, notamment les Galeries Lafayette, Okaïdi et auprès de la distribution spécialisée, à commencer par Leroy Merlin et Mr. Bricolage.
La grande distribution exploitait déjà des outils de Data Mining de type SAS, mais l’IA devrait permettre de franchir une nouvelle étape. Jean-Bernard Della Chiesa, directeur de l’innovation du Groupe Etam souligne : « Il ne faut pas confondre IA et l’analyse de données. La Data reste une approche très conventionnelle, alors que l’IA se base sur l’apprentissage. Le métier du commerce, c’est savoir tirer parti des opportunités qui se présentent. Nous avons besoin d’algorithmes qui détectent les signaux faibles des articles qui marchent bien en boutique, mais dont les volumes restent encore faibles. En effet, il est très facile de mettre en place un système qui remonte les articles qui marchent très bien. Par contre il y a énormément de produits qui marchent bien, mais sur des volumes limités parce qu’on ne les a pas mis en valeur ou parce qu’on n’en a pas acheté suffisamment. Or ce sont aussi ces produits qui font la différence en termes de chiffre d’affaires. »
Pour détecter ces signaux faibles, l’enseigne mise sur une IA qui scrute en permanence les ventes réalisées en points de vente, analyse tous les tickets de caisse et les ventes sur ses sites de e-Commerce. L’algorithme signale ainsi les produits qui se vendent de façon « anormalement » bien et peuvent être poussés par les boutiques. Jean-Bernard Della Chiesa ajoute : « Avec l’intelligence artificielle, on veut faire mieux que ce que l’on fait déjà aujourd’hui. C’est, par exemple, acheter mieux, approvisionner mieux ses points de vente. Il y a une remise en question du métier, car l’IA vient se positionner dans les processus existants. Les effets de levier potentiels sont énormes, notamment sur le plan commercial ou dans la prise de décision. »
Eric CourteilleCo président de La Redoute
Pour Eric Courteille, co-président de La Redoute, l’enjeu majeur de l’adoption de l’IA dans les processus est avant tout culturel : « Il faudra sans doute permettre aux équipes de faire un pas de côté afin qu’elles puissent se poser les questions qu’elles ne se posaient pas auparavant. C’est un enjeu important, la technologie ne doit pas faire peur, ne doit pas être un repoussoir. Notre enjeu managerial, c’est de faire passer l’idée qu’avec de nouveaux outils on peut être plus performants en consolidant l’entreprise. L’IA est un outil et ce n’est pas une fin en soi. »
Si le responsable est plutôt discret dans les usages de l’IA dans la renaissance de la célèbre enseigne de Roubaix, on sait que La Redoute exploite l’IA dans l’optimisation de ses campagnes marketing avec NP6 et qu’il exploite la plateforme Netwave depuis plusieurs années sur l’optimisation de ses paniers d’achats, pour réaliser du cross-selling et, là encore, détecter les signaux faibles grâce aux technologies d’IA. L’application La Redoute propose aussi des fonctions de recherches vocales et visuelles qui permettent de retrouver dans l’ensemble du catalogue un vêtement, un meuble à partir de quelques mots ou d’une simple photo - une fonction de Visual Search qui s’appuie sur un algorithme de Deep Learning.
Comprendre le comportement des clients, un défi pour l’IA
Les algorithmes d’apprentissage automatique permettent aussi d’envisager de nouvelles approches, notamment pour évaluer ce qui ne pouvait l’être jusqu’à aujourd’hui. Les enseignes s’intéressent beaucoup à l’analyse des comportements clients face à leurs produits et plus uniquement au travers de leurs tickets de caisse.
Ainsi, Renaud Montin, Directeur de la transformation numérique du groupe Eram a révélé un projet visant à analyser les émotions suscitées par les offres présentées sur le site web de la marque et mène des études via Eyetracking pour savoir ce qui attire l’attention de ses clients. « Nous n’en sommes encore qu’au début de l’aventure, mais ce que nous avons mis en place, c’est l’aller vers une personnalisation qui va s’appuyer sur l’émotion, identifier des empreintes émotionnelles, afin de pouvoir nous aiguiller dans notre prise de parole. L’émotion, c’est extrêmement difficile à évaluer et c’est ce que nous essayons de faire en couplant IA et neurosciences. »
L’enseigne s’est tournée vers Datakalab, un spécialiste du « marketing émotionnel », afin de mener à bien ce projet capital dans le secteur de la mode. Un secteur où il est bien difficile, pour les acheteurs, d’évaluer précisément le succès que connaîtra chaque pièce d’une collection, alors que ceux-ci doivent passer leurs commandes plusieurs mois avant la commercialisation effective de la nouvelle saison.
A cette problématique, Etam ajoute une autre approche, avant même de lancer la production des nouveaux modèles. « L’acheteur se retrouve face à 2 000 propositions de ses stylistes et il faut en choisir 200 pour tels marchés et telles quantités et une fois cette décision prise, on ne peut plus faire grand-chose » résume Jean-Bernard Della Chiesa. Le dispositif imaginé par Etam consiste à poser la question aux futurs clients, au moyen d’une application sur laquelle ils vont donner leur avis sur chaque modèle. « Nous avons créé ce que j’appellerais un Tinder des produits avec lequel nous leur demandons ce qu’ils pensent de ces 2000 produits proposés par les stylistes. Nous analysons leurs résultats, mais nous ne nous contentons pas de la réponse elle-même. Nous analysons le comportement de la personne au moment de répondre : est-ce qu’il lui a fallu beaucoup de temps pour décider, à quel moment elle l’a fait, où elle était, des informations simples, toutes anonymes. »
Jean-Bernard Della ChiesaDirecteur de l’innovation, Groupe Etam
Ce dispositif a été déployé auprès des Early Adopters de la marque depuis quelques années maintenant. Cela a permis d’affiner l’approche en bénéficiant du recul du succès des modèles des collections précédentes et d’utiliser le machine learning, pour optimiser les recommandations que l’application va délivrer au chef de produit. « Cela soulève la difficulté pour lui d’accepter d’avoir un deuxième avis émis par une intelligence artificielle pouvant différer du sien et il faut une stratégie de conduite de changement pour y parvenir » ajoute le directeur de l’innovation d’Etam.
Si le niveau de maturité des acteurs de la distribution est encore très hétérogène vis-à-vis de l’intelligence artificielle, la progression de l’ogre Amazon pousse l’ensemble du secteur à chercher de nouvelles pistes d’innovation. Mobilité, IoT, robotique, l’intelligence artificielle est fréquemment au cœur de ces initiatives.