Avec Tableau, Salesforce investit dans l'état de l'art de la BI
Salesforce envisageait depuis trois ans d'acheter Tableau. Finalement, il l'a acquis pour l'équivalent de 13 années de chiffres d'affaires de l'éditeur de Data Viz. Tableau restera indépendant. Et Salesforce continue sa course aux 60 milliards de revenus.
Chère, très chère BI. Salesforce a mis le prix - fort - pour racheter le spécialiste de la BI et de la Data Viz, Tableau Software. Le numéro 1 du CRM continue ainsi sa stratégie de croissance par rachats et poursuit sa diversification.
Le prix de la transaction est élevé. Il tutoie les 16 milliards de dollars (15,7 Md$). Certes, l'acquisition se fait par échange d'actions - autrement dit Salesforce ne déboursera pas un centime de son cash - mais le chiffre d'affaires de Tableau n'est « que » de 1,16 milliards de dollars en 2018. Salesforce met donc sur la table 13 ans et demi de revenus de Tableau.
Autres indicateurs qui montrent qu'il s'agit d'un (gros) pari : Tableau ne fait aucun bénéfice depuis 5 ans avec des pertes qui vont de 80 millions (en 2018) à 185 millions de dollars (en 2017). L'explication de ces résultats est une stratégie typique de « cash burn » à la californienne avec des « investissements » marketing et commerciaux qui représentent entre 65 % et 70 % de ses revenus. Même Salesforce, qui est pourtant une « sales company », plafonne à 60 %.
Au crédit de Salesforce, une des synergies possibles entre les deux entités sera, justement, de mutualiser les forces de vente et de réduire cette ligne de dépense.
Demi surprise
Ce rachat à prix d'or n'est en fait qu'une demi surprise.
D'une part, Salesforce devient un habitué des transactions au-delà du milliard. L'éditeur a déjà acquis Demandware pour 3 milliards de dollars et MuleSoft pour 6,5 milliards.
D'autre part, Salesforce a publiquement affiché son ambition d'atteindre les 20 milliards de dollars de chiffre d'affaires (CA) d'ici 2022 et les 60 milliards de CA d'ici 2034. L'objectif ne peut être tenu qu'à marche forcée, avec des ventes intensives et des rachats multiples.
Enfin, un document avait fuité en 2016. Une note interne du Board analysait une liste de cibles possibles pour un rachat. On y trouvait des hypothèses prioritaires dont Demandware (qui a effectivement été réalisée), et d'autres plus incertaines mais « en cours » - comme LinkedIn, finalement arraché par Microsoft, ou Marketo, racheté par Adobe.
Parmi ces priorités, Salesforce avait identifié ServiceNow, Qlik... mais surtout Tableau. Le projet était donc en cours depuis au moins trois ans.
De l'analytique mais aussi de l'intégration de données
D'un point de vue opérationnel, Tableau apportera des fonctions analytiques plus poussées à Analytic Cloud de Salesforce (ex-Wave), mais aussi des capacités d'intégration et de préparation de données.
L'intégration est le nouveau cheval de bataille de Salesforce. Le rachat de MuleSoft en témoigne. Cette priorité s'explique en partie par le fait qu'en interne les clouds de Salesforce (les grandes familles d'applications) sont issus de rachats successifs, et qu'ils restent des plateformes distinctes. A la différence d'un ServiceNow qui « re-plateforme » systématiquement ses acquisitions avant de les commercialiser sous sa marque, il a fallu attendre Dreamforce 2018 pour que Salesforce jette des ponts un peu plus directs entre ses clouds avec « Customer 360 ».
« Il a fallu un bon bout de temps pour que Salesforce sorte tous ses clouds. Comme ils ont été développés séparément et que beaucoup ont commencé comme des applications et des acquisitions, Customer 360 est un moyen de les rassembler », expliquait alors Brent Leary, consultant chez CRM Essentials.
La nouvelle Data Préparation de Tableau et son nouveau moteur in-memory Hyper pourraient donc être utilisés par Salesforce dans sa grande offensive pour faire du CRM la source de données principale et centralisée des organisations, en lieu et place de l'ERP.
Salesforce et Tableau : plus d'IA, pas forcément plus de backend
Tableau continuera son activité en tant que marque et entité indépendante, sous l'autorité de son PDG actuel, Adam Selipsky, depuis son siège de Seattle - assure le communiquéde Salesforce.
Tableau est un des acteurs clefs - avec Qlik et Microsoft (Power BI) - de ce que Gartner appelle la Modern BI. Mais l'éditeur est aussi connu pour être un spécialiste de la BI côté utilisateur, en self service, (voire de la Shadow BI) et non pas en tant qu'épine dorsale analytique des entreprises.
Pas sûr, sur ce point, que Salesforce - qui est lui aussi très orienté métiers - puisse l'aider à bouter les outils BI d'Oracle, de SAP et autres MicroStrategy hors des backends des entreprises.
La description que Salesforce fait en creux de Tableau semble d'ailleurs aller dans ce sens de la « BI pour tous ». Une déclaration emphatique dont ses services marketing ont le secret explique que « Salesforce et Tableau partagent un engagement profond pour autonomiser leurs communautés et permettre aux personnes de tous niveaux de compétences de transformer leurs entreprises, leurs carrières et leurs vies (sic) grâce à la technologie ».
A défaut de ses capacités à « changer la vie », Gartner reconnait de multiples atouts à Tableau et le place même dans la catégorie des « leaders » de son Magic Quadrant de la BI.
Le cabinet d'analyse notait néanmoins que face à la nouvelle vague annoncée de la BI (dont la BI augmentée), Tableau pourrait pécher par manque de moyens malgré le rachat d'Empirical Systems et de la sortie d'un outil comme Ask Data, (pour des requêtes en langage naturel).
Or sur ce point, Gartner souligne, dans le même Magic Quadrant, l'avance de Salesforce. « L'intégration de fonctionnalités d'analytique augmentée basées sur son intelligence artificielle [...] a bousculé le marché d'une manière que les autres éditeurs tentent d'imiter », écrit le cabinet d'analyse. Ici les synergies pourraient donc jouer à plein. Quant aux moyens financiers de Salesforce, ils vont certainement donner un nouvel élan à Tableau face à son éternel rival Qlik.
Les éditeurs de solutions métiers se dirigent vers la BI
Ironie du calendrier, l'officialisation du rachat de Tableau par Salesforce intervient trois jours seulement après celle de l'acquisition de Looker par Google.
Les différences de stratégies sont néanmoins majeures. D'une part, Google veut construire une offre agnostique, transverse et de bout en bout (du stockage des données à l'analytique métier en passant par les développeurs). D'autre part, le savoir-faire du nouveau président de Google Cloud, Thomas Kurian, ne lui a fait débourser « que » 2,6 milliards (soit six fois moins).
Avant Salesforce et Google, Zendesk avait racheté la pépite française BIME en 2015 ; et en 2017, Infor avait mis la main sur Birst. Ces mouvements des éditeurs de solutions métiers (et de Google) vers l'analytique font que le nombre de « pure players » indépendants de la BI se réduit de plus en plus. MicroStrategy, Qlik, Sisense, TIBCO, Information Builders, Domo et autres Good Data pourraient bien à leur tour devenir des cibles de rachats.