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Supply Chain : pourquoi la blockchain ne règlera pas (seule) les problèmes de traçabilité
Les registres distribués ont un intérêt pour la Supply Chain. Mais sans lien fort entre marchandises et données, et sans procédure de vérification, une blockchain ne permet pas d'assurer l'origine d'un produit. L'IoT est une des solutions complémentaires possibles.
La blockchain jouera incontestablement un rôle dans la chaine d'approvisionnement dans les années à venir. Elle répond parfaitement à des problématiques de partages de données entre entités indépendantes, pour sécuriser les informations et les rendre transparentes, et cela en se passant d'un tiers auditeur (ce qui, sur le papier, réduit les coûts). La solution technique n'a, on s'en doute, pas laissé de marbre les professionnels de la Supply Chain qui sont, au quotidien, exactement dans ce cas de figure de coopération inter-entreprises.
Mais la blockchain ne résoudra pas tout. En tout cas pas toute seule. Elle ne permet par exemple pas de gérer, aujourd'hui, avec pertinence les questions de traçabilité et de contrefaçons.
L'affirmation est provocante ? Oui, car les annonces qui disent le contraire se multiplient. Elles parent cette technologie de toutes les vertus (une blockchain comme veChain lui est même dédiée) et donnent au final l'illusion que tout est prêt pour gérer la traçabilité avec Ethereum ou avec Hyperledger. Or la réalité, récemment relevée par des analystes de Forrester et de IDC, dresse un tout autre tableau.
Martha Bennett, Forrester Research
Le problème vient du fait que les données d'une blockchain sont peut-être inaltérables, mais cela ne signifie pas qu'elles sont exactes, soulignent-ils.
La blockchain a un intérêt dans la Supply Chain
Il ne s'agit pas de jeter la toute jeune blockchain avec l'eau du bain. Les entreprises et les startups qui travaillent sur les registres distribués dans l'approvisionnement sont en train d'émerger, et l'investissement dans le domaine progresse.
Du coté des clients, les acteurs qui ont un impact majeur sur une potentielle adoption de la technologie, comme la grande distribution, sont également au rendez-vous.
Walmart par exemple, le géant de la vente au détail américain, a récemment obtenu un brevet pour un système de livraison de colis lié à la blockchain. En France, Carrefour a récemment sorti un outil de suivi de l'origine de ses poulets qui s'appuie également sur la blockchain.
Autre signe, Oracle vient d'annoncer la disponibilité générale de sa Blockchain as a Service (BCaaS) sur son PaaS. Un des beta-testeurs officiels est une entreprise européenne (italienne) nommée Certified Origins qui vend de l'huile d'olive produite par de petites exploitations familiales. L'entreprise voulait que ses clients aient totalement confiance en ses produits et sur l'origine des olives. Pour se faire, elle a décidé de lancer un projet blockchain qui ajoute une sauvegarde aux systèmes de traçabilité existants des producteurs d'huile d'olive. « La blockchain renforce ce système de traçabilité par le biais d'un seul registre distribué, en regroupant tous les participants de la chaîne d'approvisionnement autour d'un seul registre », explique laconiquement Susan Testa, directrice de l'innovation culinaire de l'entreprise, dans un mail.
Mais cet exemple, comme celui de Carrefour, pose question : le registre est-il vraiment distribué ? Chaque acteur - modeste et dont ce n'est pas le métier - gère-t-il son noeud ?
Et surtout, quel lien est fait entre le produit réel et l'information rentrée dans le registre ? Dit autrement : qui vérifie que le producteur d'olives / poulets ne ment pas quand il affirme que les produits qu'il livre ont bien certaines caractéristiques (origine, sanitaires, etc.) ?
Mais seule, elle ne peut pas assurer la traçabilité
Pour Martha Bennett, analyste de Forrester Research, deux conditions doivent être remplies pour qu'un réseau blockchain soit utile à l'approvisionnement.
Premièrement, toutes les données requises doivent être sous forme numérique pour être ajoutées au registre et permettre de retracer une chaine complète et ininterrompue.
Or reconnait, Frank Xiong de chez Oracle, il y a encore beaucoup d'entreprises qui utilisent des tableurs, des télécopieurs et du papier dans leurs échanges. Et pour celles qui utilisent un EDI (Electronic Data Interchange), il faut trouver un moyen d'automatiser l'extraction des données pertinentes pour les envoyer dans la blockchain.
Deuxièmement, la fraude physique doit être éliminée en amont du registre.
Le registre distribué n'est pas fait pour vérifier si un produit a été modifié ou substitué à un point ou à un autre de la Supply Chain. Il est fait pour sécuriser les données.
« Quelqu'un pourrait parfaitement entrer de fausses données [s'il n'y a pas de vérification sur le terrain] - ce n'est pas parce que des informations ont été enregistrées sur une blockchain qu'elles sont la vérité », insiste l'analyste de Forrester Research.
Rappelons qu'un des principes fondamentaux des blockchains est de considérer qu'un (ou plusieurs des participants) est par essence malhonnête. C'est la technologie qui permet - même avec ces agents malicieux - de s'assurer de la véracité des opérations à la place d'un tiers de confiance. Si l'on part du principe qu'un ou des noeuds sont malicieux, alors dans la Supply Chain il faut aussi considérer qu'un ou des acteurs est frauduleux et est prêt à falsifier la marchandise.
Créer des liens « forts » entre produits et données numériques
Des recherches sont en cours pour créer des empreintes digitales numériques ou des identificateurs uniques pour contrer ces falsifications. D'autres projets se penchent sur des emballages « inviolables » et des codes QR qui ne peuvent pas être copiés, énumère Martha Bennett.
Mais en tout état de cause « une blockchain ne résoudra pas à elle seule la question de l'authenticité - toutes les autres pièces du puzzle doivent être en place ».
CEA
En France, le CEA a fait le même diagnostic en février lorsqu'il a annoncé qu'il allait collaborer avec la startup Connecting Food, spécialisée dans l’audit d’un produit en temps réel vis-à-vis d’un cahier des charges. « Les sources d’information peuvent ne pas être fiables (capteur en panne ou piraté, acteur malveillant) et la blockchain pourrait contenir de fausses informations », expliquait alors le CEA.
Pour que la blockchain soit pertinente il faut donc qu'il existe un lien « fort », inaltérable et permanent entre le produit et les données enregistrées.
Dans le cas de boites de conserve de fruits de mers, par exemple, l'étiquette collée à une boite (avec un bonne DLC) peut être décollée et recollée sur une autre boite (qui serait périmée) alors qu'une ID marquée dans le fer-blanc ou dans l'aluminium empêche cette substitution. Sur les marchandises emballées - et périssables - l'étiquetage infalsifiable est un réel défi qui reste à relever.
Dans l'image ci-dessous, la blockchain tracera plus la caisse que les oranges.
Se pose également la question des produits transformés. Une usine s'apparente à une boite noire où il est très difficile de savoir - sans audit interne - si les matières intégrées dans une recette (de la viande de boeuf dans des lasagnes par exemple) sont bien celles écrites dans la blockchain, et pas d'autres (viande de cheval par exemple).
La solution : blockchain + IoT ?
Pour Stacey Soohoo, directrice de recherche chez IDC, les contrôles de sécurité physique devront impérativement être mis en place et bien fonctionner pour que la blockchain soit efficace. Pour cela, il faudra que les entreprises soient certaines de savoir qui saisit les données.
Une autre piste à explorer pour résoudre ce problème pourrait se trouver du côté des capteurs et « des applications IoT (NDR : Internet des Objets) qui collectent des données et s'assurent de leur exactitude », explique l'experte de IDC.
L'IoT pourrait être effectivement une solution viable - mais peut-être pas universelle (cf. le problème des oranges et de la caisse) car elle automatise, sans intervention humaine, la génération des données et leur transmission. A condition, bien sûr, que les capteurs eux-mêmes soient bien installés et qu'ils ne soient pas corrompus, comme le souligne le CEA.
Avec Patrick Thibodeau de SearchERP, groupe TechTarget propriétaire du MagIT.