Entretien avec Thierry Chamfrault – itSMF France

Le forum itSMF 2013 s’est donné pour thème « L’harmonie du service ». Sous la houlette du fondateur et administrateur de l’itSMF France, Thierry Chamfrault, l’équipe organisatrice de l’évènement proposera aux participants de « s’interroger sur des points de vue innovants autour d’une nécessaire transformation de nos manières de faire et de partager».

"Trop souvent le référentiel est une échappatoire stratégique" 

 

Le forum itSMF 2013 s’est donné pour thème « L’harmonie du service ». Sous la houlette du fondateur et administrateur de l’itSMF France, Thierry Chamfrault, l’équipe organisatrice de l’évènement proposera aux participants de « s’interroger sur des points de vue innovants autour d’une nécessaire transformation de nos manières de faire et de partager». L’entreprise, ses modes de fonctionnement actuels et sa nécessaire refondation est  clairement en ligne de mire de cette réflexion. La journée sera d’ailleurs clôturée par l’intervention d’Isaac Getz, professeur à l’ESCP* et auteur de « Liberté et Cie », un ouvrage – très apprécié à sa sortie - qui expose comment dans plusieurs entreprises industrielles un management innovant a permis une explosion de la rentabilité.

 

LeMagIT : Les entreprises doivent-elles se remettre fondamentalement en cause ?

Thierry Chamfrault : L’entreprise de demain va se  devoir transformer  et toutes les grandes entreprises vont devoir se déstructurer. Le modèle économique des grandes entreprises arrive à saturation. Il faut recréer des petites entreprises, et essayer donc, à partir de ces PME, de retrouver une dynamique et une plus grande  agilité.

C’est pour expliquer cela qu’Isaac Getz, auteur de Liberté & Compagnie, clôturera la journée en nous parlant d’entreprises comme Favi, société française devenue leader mondial de métaux cuivreux et de fonderie. Il s’agit  de petites entreprises, mais conséquentes, qui obtiennent des résultats remarquables. Elles ont démontré qu’à un moment donné, le système qui les régissait était un peu sclérosé. Elles ont reconstruit en leur sein, de petites unités très, très opérationnelles, basé sur humain, et sur les collaborateurs qui produisent, c'est-à-dire ceux  qui contribue à la véritable valeur de l’entreprise.  Jean-François Zobrist, qui était le patron de Favi a expliqué que l’innovation est entre les mains des gens « qui font » plus que dans celle de ceux qui hiérarchiquement sont supérieurs.Isaac Getz traite de problématiques aussi bien américaines qu’européennes. En France, trois entreprises ont travaillé comme ça. Il y a donc FAVI, Hervé Thermique et ARaymond, à Grenoble, qui a inventé le bouton pression, une PME de 4 ou 5 000 personnes. La réalité de demain est dans ces entreprises.

Nos entreprises connaissent déjà un peu cette tendance. Nous le voyons, par exemple au sein de nos DSI avec le phénomène du shadow IT, (NDLR : les utilisateurs métier trouvent directement les solutions nécessaires à leurs besoins IT, en occultant l’intervention des DSI).

LeMagIT : C'est-à-dire qu’il faut recréer de petites entités totalement productives, et éliminer toute la viscosité, qui paralyse finalement les grosses entreprises  …..

Thierry Chamfrault : Oui. Tout à fait. Les entreprises s’auto-paralysent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle apparaissent des méthodologies comme Lean. Concrètement il est grandement  temps  de rationnaliser nos  activités et de remettre du « jeu » dans ces mécaniques complexes. Et il faut avouer, c’est vraiment très intéressant.

LeMagIT : Et l’IT dans tout ça ?

Thierry Chamfrault : Dans cette évolution des entreprises, la DSI va quitter le monde de l’IT introverti et s’intégrer complètement dans les métiers de l’entreprise. Le monde de l’informatique, on le connait tous, c’est « je centralise, je décentralise, je re-centralise, je décentralise ». Je pense qu’on est parti aujourd’hui vers cette forme de recentrage sur la vraie valeur métier, de façon à mieux attester que l’IT est quelque chose de très efficace, à condition de ne pas faire de l’IT pour de l’IT.

LeMagIT : C’est la révolution annoncée dans les entreprises …

Thierry Chamfrault : Oui, c’est une forme de  révolution, mais si  les hommes rêvent de révolution, ils ont très peur des évolutions. En fait, on s’aperçoit que, d’abord, le modèle économique face à nous est sans pitié : soit on passe, soit on casse ! Il n’y a même pas de choix possible, de mon point de vue. Il va falloir changer concrètement les choses.

LeMagIT : Ce qui ne va pas être simple …

Thierry Chamfrault : Oui, mais un deuxième phénomène apparait avec l’avènement des nouvelles générations. Et ces générations « Y », … vont influencer et vont orienter l’entreprise vers la communauté. C’est quelque chose que l’entreprise n’a toujours pas intégré. De plus, ce qui est très étonnant, c’est que dans beaucoup d’organisations, on assiste à la naissance de réseaux sociaux au travers de l’IT. Et on s’interroge sur ce phénomène : « c’est du sociologique ou de l’information ? ». Quoiqu’il en soit, c’est une orientation forte voire incontournable.

LeMagIT : Pourquoi justement, ces nouvelles générations Y sont comme cela ? On ne leur a pas appris à être comme ça dans leurs écoles. Ont-elles subi une évolution sociologique ?

Thierry Chamfrault : Oui, mais c’est une évolution un peu particulière. Tout le monde parle de crise, mais pour eux la crise est un événement normal. Ils n’ont jamais vécu autre chose. Leur constat : « lorsque l’on regarde vivre nos parents, globalement ils sont en permanence sous stress et ne profitent en rien de la vie dont ils ont pu rêver quand ils avaient notre âge! »

Autre fait marquant, aujourd'hui, lorsque l’on réalise des enquêtes auprès d’eux, entre qualité de vie et le salaire, ils répondent « qualité de vie ». Pour ce qui est du salaire, ils voient leurs parents certes pas malheureux, mais à contrario pas réellement riches.

LeMagIT : Le salaire finit par être aliénant ?

Thierry Chamfrault : Exactement. C’est vivre pour vivre, et même plus précisément: vivre pour survivre !  Les nouvelles générations raisonnent différemment (même si de plus en plus  souvent elles s’appuient sur une logistique parentale !). Concrètement, elles se créent de nouveaux univers . A la fin des années 90, nous avons assisté à la naissance des avatars... L’idée étant de se transposer au travers d’une autre identité dans quelque chose qui avait la forme de « jeux ». Ceux qui composent ces nouvelles générations souhaitent vivre leur vie au sein d’une communauté tout en conservant leur totale indépendance : « je veux vivre avec les autres, mais je vis seul ». C’est paradoxal, mais c’est ainsi !  

Autre fait marquant, ils  n’échangent ni ne partagent au travers de  leurs vraies identités. Ils se connaissent et se reconnaissent par leurs pseudos.

C’est à la fois un juste équilibre entre leur dépendance et leur indépendance. Fait marquant : cette mixité, ils sont en train de l’apporter dans l’entreprise. Et ils n’ont pas plus l’intention de se faire aliéner dans l’entreprise tels leurs propres parents. Ils ont suivi, voire subi une éducation, mais ils sont en train de transformer un monde. Nous, les plus anciens, on a plutôt tendance à vouloir mettre des freins, dire « non, non, on va t’expliquer la vie ». Mais eux petit à petit, ils transforment l’entreprise pour en faire une très, très grande communauté.

LeMagIT : Cette attitude se traduit, par exemple, par la tendance du BYOD, « j’amène mes outils, j’impose mes outils à l’entreprise ». ..

Thierry Chamfrault : Oui,  mais ils sont subtils, ils n’imposent pas. C’est plus profond que ça. Cela se joue de façon implicite.  Il n’y a pas de déclaration du genre « je vais changer l’entreprise ». Pas du tout. Par contre, d’une manière très pragmatique ceci peut se traduire par  : « je ne cherche pas à transformer l’entreprise, c’est l’entreprise qui va s’adapter à moi !. Et s’il n’y a pas de signe en ce sens, je partirai vers de nouvelles entreprises « partagées »».

Ces nouveaux comportements démontrent des approches  plus systémiques là où l’éducation nous donne des repères essentiellement analytiques. Toutes les grandes écoles proposent un système éducatif très segmenté, qui répond à une ambition : « je vais être le spécialiste de … ». Paradoxalement, dans moins de 5 ou 10 ans, il faudra changer de métier !

La nouvelle génération est déjà adaptée à cela.  Les jeunes, en fait, ont déjà la vision d’un tel univers. En définitive, ils sont très rabelaisiens, c'est-à-dire qu’ils se positionnent comme des observateurs (de leur devenir).

LeMagIT : Comment cela peut se traduire en termes de métiers nouveaux ?

Thierry Chamfrault : Aujourd'hui, il y a un métier qu’on ne connait pas et  j’essaie de  démontrer la nécessité d’avoir des « observateurs », c'est-à-dire des « objectiveurs » de situations. Leurs rôles seraient de regarder le comportement de l’entreprise et comment elle s’adapte aux évolutions. Il faudrait -enfin !- intégrer que le comportement d’une entreprise, telle le corps humain, réagit selon le battement d’un cœur, avec des sensibilités, des sensations et que l’on se doit de mettre en exergue tous ses sens. L’objectif est d’observer les fonctionnements et comprendre la capacité à se réadapter.

Les générations précédentes ont prôné que dans l’entreprise, il suffisait d’imposer le système pour que ça fonctionne. Ce n’est plus du tout le cas. La problématique de fond est désormais : « Comment va-t-on se réadapter à ce système-là ? »

LeMagIT : Vous considérez cela comme une vision optimiste ?

Thierry Chamfrault : Oui, c’est une vision optimiste. C’est dans les difficultés qu’il faut favoriser et stimuler l’innovation. Nous sommes en train de libérer quelque chose et ce qui se passe ressemble à un phénomène de mécanique : si l’on place deux engrenages parfaits l’un avec l’autre, ça ne tourne pas. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’y a pas de jeu entre les deux pièces.

C’est exactement ce que la nouvelle génération est en train de faire : elle s’est donné du jeu, pour gagner des degrés de liberté. Ils se sont ré-ouverts...

Beaucoup de gens prétendent qu’au contraire,  ils se sont enfermés derrière des systèmes totalement virtuels»... Non ! Ils se sont simplement recréé un univers, dans lequel la crise, quelque-part, les a conduits, dans le sens qu’on n’avait rien de mieux à leur offrir.

Ce qui est formidable chez eux, c’est qu’ils ont su s’adapter à un monde qui leur était plutôt hostile, et qui  leur promettait : « ne t’inquiète pas, tu feras une grande école et tu seras au chômage ! ».

Et d’un seul coup, eux, ils ont créé entre eux un véritable espoir. La nouvelle forme de travail ne sera pas forcément basée uniquement sur l’argent. La qualité de vie devient prépondérante ... Cet état de fait va donner naissance  à de nombreuses ouvertures.

LeMagIT : Mais pour que les organisations actuelles s’adaptent à cela, il faudra une secousse sismique…

Thierry Chamfrault : Oui, Isaac Getz l’explique bien, dans son bouquin. Car ceci s’est déjà passé dans un grand nombre d’entreprises : Harley-Davidson, Gore (Gore-tex) par exemple. Mais sismique ne veut en rien dire révolution. D’ailleurs il est très intéressant de noter que ces entreprises se transforment d’autant mieux qu’elles ont culture industrielle. C’est assez surprenant.

En fait, les bases structurelles sont toujours là. Mais le processus n’est plus le maître du jeu, c’est l’homme qui le dirige et qui en est le maître.

LeMagIT : L’homme redevient prépondérant au regard des processus ?

Thierry Chamfrault : Dans nos organisations actuelles, nous sommes devenus esclaves de nos propres processus, et nous allons jusqu‘à dire « si tu ne respectes pas une procédure, c’est que tu n’es pas bon »! Nous, nous gavons depuis plus de dix ans, de référentiels et de la mise en place de bonnes pratiques. Mais trop souvent le référentiel est une échappatoire stratégique ! Combien y-a-t-il de projets informatiques et de productions qui fonctionnent correctement en terme de qualité, de coût, de contenu ?

Il devient urgent de rassembler les gens autour d’un projet d’entreprise et arrêter les délibérations autour de la réussite d’un référentiel.

LeMagIT : C’est la fin des processus ?

Thierry Chamfrault : Les entreprises que l’on vient d’évoquer sont des exemples très positifs de pragmatisme. Elles ne manifestent ni crainte ni d’a priori sur l’évolution et sur l’agilité des processus. Ils seront toujours  présents. C’est la culture industrielle de ces entreprises (donc les processus) qui leur a permis de réaliser cette transformation.

Un bon processus ne fait pas une bonne entreprise mais prétendre qu’on va supprimer les processus, serait aussi, a contrario, un leurre, voire une absurdité.

En revanche, une entreprise qui vit dans une culture processus au sens très organique du terme, c’est à dire« je l’ai absorbé, je l’ai digéré », se met à ce moment-là a mieux penser collectivement et par voie de conséquence à mieux évoluer

LeMagIT : Le collectif serait essentiel ?

Thierry Chamfrault : La pensée collective devient primordiale. C’est ce qu’il faut aller prendre et comprendre au sein des générations « Y ». Nous, les anciens, nous n’avons jamais su penser collectivement. Nous avons toujours cru que Dieu était capable de penser pour nous. De fait, nous sommes devenus un peu ses esclaves.

LeMagIT : Pensez-vous que les entreprises sont prêtes pour cette évolution ? Il faut des patrons motivés pour cela …

Thierry Chamfrault : L’enjeu est dans la motivation... De toute évidence, les grandes entreprises se sclérosent du fait d’un modèle économique qui atteint ses limites.... Evoluer avec une PME est plus facile. Quelque part, on retrouve un côté famille. Aujourd’hui on appelle plutôt cela une tribu ou une communauté. La famille n’est plus seulement constituée de gens qui génétiquement sont liés. La hiérarchie est née comme cela : « c’est moi qui te choisit, c’est moi qui te fais… Tu es mon fils spirituel », etc. La hiérarchie est un système génétique. La communauté est identique sauf sur un point, elle va être son contre-pouvoir.

Placer des observateurs objectifs devient vital. L’entreprise est pleine d’hommes et de femmes dont on ne tire que 10%, 2% voire rien de ce qu’ils sont capables de faire ! Tout cela parce que l’on affirme qu’« ils ne sont pas de grands managers » ! Manager veut simplement dire gérer des ressources. Et non avoir la responsabilité d’une stratégie. Un  stratège n’est pas implicitement un dirigeant. Intégrer collectivement ces principes, c’est donner une opportunité au leadership et à la co-construction d’un devenir. Dès lors la communauté opérationnelle va trouver un véritable essor.

 Faire vivre ensemble « communauté et hiérarchie », c’est co-élaborer  l’entreprise de demain .

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