Francis Jutand (Mines-Télécom): l'Institut met ses pas dans ceux du gouvernement
Pour le monde de l'enseignement supérieur, les 18 mesures pour le numérique proposées début mars par le gouvernement constitue « un cadre dans lequel les différents acteurs vont pouvoir entreprendre et innover à court, moyen et long terme ». Le cas de l'Institut Mines-Télécom (13 grandes écoles) exposé et commenté ici par son directeur scientifique Francis Jutand.
LeMagIT : Votre première impression concernant la « feuille de route numérique » du gouvernement ?
Francis Jutand : D'un rapide balayage de ces mesures, il ressort l'insistance mise d'une part sur l'éducation, d'autre part sur le fait de s'occuper de tout ce qui peut être verrous d'usage. Notamment dans le domaine du droit du numérique, et des équilibres à trouver en matière de fiscalité. Les autres domaines-clés abordés étant la cybersécurité pour laquelle, compte tenu des entreprises et des recherches de haut niveau conduites en France, il s'agit de penser en termes d'exportation ; mais aussi la santé sous les angles de la prévention, du suivi des patients, de l'autonomie; le concept de quartiers numériques et l'effet d'entraînement qu'il peut avoir pour la création et le développement d'entreprises innovantes ; enfin, le top départ donné à la numérisation de l'éducation nationale et la préparation des compétences nécessaires au développement de la filière du numérique. Autant d'aspects sur lesquels l'Institut Mines-Télécom a déjà pris position.
LeMagIT : Concernant le droit du numérique, qu'en est-il de la chaire de recherche sur les informations personnelles dont vous annoncez la création ?
F.J : Le principe de cette chaire pluridisciplinaire intitulée « valeurs et politiques des informations personnelles » est de regrouper les contributions de chercheurs travaillant sur la régulation juridique, éthique et économique et sur le background technique. L'objectif étant à la fois d'assurer la protection des données personnelles et de travailler sur les politiques de confiance et le cadre juridique qui permettent aux entreprises d'utiliser les données pour créer des services intéressants. La chaire est déjà opérationnelle. Nous travaillons sur son programme depuis un an et nous la lançons officiellement le 9 avril, de façon à engager la procédure de recrutement des doctorants pour septembre.
LeMagIT : Quels moyens et quel effectif pour cette chaire ?
F.J : Au delà des quatre chercheurs et quatre doctorants, une dizaine de chercheurs qui gravitent autour. Car pour nous, ce n'est pas un domaine nouveau, sauf que chacun contribuait jusqu'alors dans sa discipline et que l'encadrement des thèses sera pluridisciplinaire. Pour le financement, s'associent à la chaire des partenaires, comme l'Imprimerie nationale concernée par les aspects d'identité numérique, BNP Paribas et Dassault Systèmes pour ce qui relève de l'économie de la contribution et de la propriété intellectuelle. S'y ajoute, pour l'Institut Mines-Télécom, la contribution aux groupes de travail de prospective sur les thèmes de
Privacy ou
Futuring Cities, en relation avec
la Fondation Télécom, sans que celle-ci soit associée formellement à la chaire. La CNIL est partenaire es qualité de la chaire, notamment pour le suivi au niveau européen et international. On va voir émerger de grandes règles, à préciser par la jurisprudence et dont l'application dépendra de méthodes et d'outils. Il reste beaucoup à faire pour concevoir des outils qui objectivent ces règles et rendent réalistes leur application, sans s'opposer à l'utilisation des données.
LeMagIT : Quant à l'accès au très haut débit, autre volet de l'engagement de l'Etat, quid de la contribution de votre Institut?
F.J : Au delà de la recherche sur les technologies, notre coeur de métier, nous participons au collectif
RFC (Référentiel Fibre Commun) qui réunit l'écosystème des acteurs concernés, Etat, collectivités, opérateurs, autour de l'objectif du déploiement du THD, dans le respect de multiples neutralités, en anticipant sur les services qui en découleront notamment pour les collectivités. Pour la partie formation, cela relève de l'association
Objectif Fibre qui se soucie d'identifier et de lever les freins au déploiement massif. L'autre partie du travail concerne les normes pour que les différents corps de métier puissent bénéficier de ces développements. Normes techniques en relation avec cette anticipation de services qui vont coexister sur ces fibres . Ce qui implique une veille internationale quant aux choix techniques et architecturaux, qui rejoignent par la suite les problématique d'exploitation, d'ouverture et de rentabilité.
LeMagIT : La feuille de route numérique de l'Etat induit, même si ce n'est pas explicite, l'idée de création d'emplois. Comme le souligne par ailleurs l'observatoire de la Firip, avec plus de 6000 emplois engagés dans la construction et l'exploitation de ces réseaux dès 2015. Qu'en est-il pour les emplois d'ingénieurs télécom et cadres de ce secteur ?
F.J : Certes derrière ces milliards d'euros investis – une trentaine de milliards pour équiper toute la France – il y a beaucoup d'emplois à la clé. Le gros des bataillons relève plutôt du génie civil et de l'installation technique. Alors que nos écoles forment des ingénieurs R&D, des managers de projets, des architectes de réseaux. Nous n'avons pas d'estimation sur ce plan.
LeMagIT : Tout cela risque-t-il d'aggraver le manque d'ingénieurs qualifiés, comme certains le disent?
F.J : Il y a une vieille loi qui veut que le besoin d'ingénieurs augmente de 5 % par an en moyenne, depuis près de 30 ans, avec des fluctuations autour de cette moyenne selon la conjoncture, pour faire tourner une économie qui consomme de plus de plus de technologies et donc de techniciens et d'ingénieurs. Nos écoles ont augmenté doucement leur flux d'étudiants, en fonction de l'augmentation des ressources allouées. On accueille de plus en plus d'étudiants étrangers. Parmi lesquels, une fois les études terminées, et selon le suivi d'un échantillon d'étudiants de ParisTech Mines et ParisTech Télécom, 50% sont embauchés en France et 30% retournent au pays pour travailler dans des entreprises d'obédience française.
LeMagIT : Sur le volet e-santé, que vous inspire la feuille de route du gouvernement ?
F.J : Du point de vue de la formation et de l'emploi, il y a tout un continent qui va s'ouvrir lorsqu'on va commencer à équiper les domiciles que ce soit pour suivre les malades chroniques, ou les personnes dépendantes, pour développer leur autonomie, leur qualité de vie. Quand on aura trouvé l'équation de financement, ce sont des domaines qui vont exploser. Pour notre part, après une étude de marché faite il y a cinq ans, nous nous sommes rapprochés de l'Université de Montpellier 1 et 2, avec l'école des Mines d'Alès, pour monter une formation qui accueille une trentaine d'étudiants de troisième année d'ingénieurs. De plus, un des établissements associés, l'école
Télécom Physique de Strasbourg, a lancé il y a deux ans un cursus ingénieur spécialisé TIC et Santé qui attire de très bons candidats … et candidates d'ailleurs ! On a bien sûr des équipes de recherche qui travaillent sur les équipements haut de gamme dans les domaines de l'imagerie et de la robotique médicales par exemple. Mais notre effort aujourd'hui porte plus précisément sur les problématiques d'e-santé, d'autonomie et l'énorme demande que vont générer la gestion et traitement de l'information à l'interstice entre les hôpitaux, les professionnels de santé et les domiciles.
LeMagIT : A quelle échéance envisage-t-on cette explosion des besoins ?
F.J : Cela va moins vite qu'on ne l'a pensé. Mais on est au moment du basculement. C'est encore le calme avant la tempête. Honnêtement, je pense que dans deux à trois ans, on va voir ce marché décoller, à la fois parce que l'offre technologique et la compréhension des usages auront mûri, et parce que les besoins sont énormes. Il faudra les financer. Mais en même temps, ces équipements ne sont pas très chers. C'est la caractéristique du numérique. Il s'agit plutôt de trouver l'équation économique d'ensemble, intégrant nos systèmes de remboursement, d'actes, etc. Nous avons des plates-formes d'expérimentation d'e-santé, entre Evry, Montpellier et Singapour, et une chaire de recherche sur l'autonomie et la qualité de vie qui travaille, sur les dispositifs de suivi, de diagnostic et de mise en réseaux avec les aidants, professionnels ou familiaux. Le tout sur fond de technologies pointues, d'études sur l'appropriation des usages par les personnes concernées, avec le respect des règles éthiques que cela implique. Un des projets conduit avec des équipes de recherche de Grenoble, sur le suivi et les problèmes d'autonomie des diabétiques, est financé par le grand emprunt.
LeMagIT : Dans le domaine de l'éducation et des campus numériques, y a-t-il de votre côté des initiatives plus précises qui se profilent ?
F.J : L'enseignement à distance est une vieille tradition pour nos écoles.
L'offensive des dispositifs de Mooc's (Massive Open Online Courses) est pour nous une émulation. Nous aussi allons surfer sur cette vague. L'idée étant de tenir compte qu'il y a certes la partie acquisition des connaissances et verbalisation que permettent ces dispositifs. Mais que la formation d'ingénieur passe aussi par l'acquisition de savoir-faire par l'expérimentation et les projets qui est tout autant importante. Pour résumer, nous essayons de faire du Mooc et de l'après-Mooc. Car entre un CV validé par Mooc, avec un certain nombre de cours du MIT accrédités, et un CV d'étudiant en résidence au MIT, les employeurs n'hésiteront pas. Concrètement, entre autres initiatives, nous avons des contenus de cours mis sur Coursera, en partenariat avec Polytechnique. Pour voir et pour apprendre, comme le font d'ailleurs les initiateurs de ces dispositifs. Mais avec l'idée de tenir compte autant que possible du jeu de contraintes qui se trame derrière.