Jean-Philippe Roy, Science Politique : « Internet attaque des ordres traditionnels»
Nicolas Sarkozy, lors de son discours en ouverture de l’e-G8, ce mardi 24 mai, s’est clairement fait l’apôtre d’un renforcement du rôle des États sur Internet, notamment au traverse de certaines formes de régulation. Pour Jean-Philippe Roy, la volonté de régulation ne traduit pas seulement une volonté de protection des individus mais aussi celle de défense d’un ordre socio-politique établi mais malmené.
LeMagIT : Que vous a inspiré la notion d’Internet civilisé ?
Jean-Philippe Roy : Qu’est-ce qui s’oppose à la civilisation ? C’est l’idée de sauvage et que s’il n’y a pas de régulation, l’attitude malveillante peut s’avérer payante pour celui qui la pratique. C’est donc qu’il faut moraliser Internet. Au sens non pas économique mais un peu religieux, au sens large, de ce qu’est le bien et le mal.
Il faut voir que, sur Internet, des groupes sociaux, au sens très large du terme, créent des forums, des espaces de discussions, que quand on est pas dans un système régulé, on est pas sûr des personnes avec lesquelles on échange, et ce n’est pas normal. Du coup, tout est possible, y compris raconter des choses fausses, qui peuvent causer préjudice à quelqu’un en vue, monter des rumeurs, etc. C’est tout cela qu’il y a derrière cette référence à la notion de civilisation.
Et il est vrai qu’il n’y pas de régulation sur Internet. Que parfois, des choses énormes circulent. Avec une vraie limite : dans ces systèmes d’échange, sur le long terme, il y a tout de même un intérêt, pour ceux qui les gèrent, à ce qu’il ne s’y dise pas trop d’inepties, par rapport à leur objet. Il y a une forme d’auto-régulation de la part de ceux qui sont à l’intérieur parce qu’ils ont l’impression de créer un groupe social, et développent l’envie d’y rester. Il y a une forme d’ordre qui s’établit parce que c’est une sorte de pseudo-socialisation. Il serait d’ailleurs très intéressant de faire une enquête sur des gens qui ont été exclus d’une communauté en ligne... ce qu’ils ressentant car, encore une fois, il y a là un substitut de socialisation.
LeMagIT : Vouloir civiliser Internet, le réguler, c’est donc mal le connaître ?
J.-P. R. : L’opposition entre civilisé et sauvage ne touche pas qu’à l’idée de régulation. Parce que même dans ce que l’on appelle une situation sauvage, il y a une régulation. que l’on peut critiquer, mais qui est tout de même là.
LeMagIT : Derrière l’idée de régulation, n’y a-t-il pas celle d’État ?
J.-P. R. : Si l’on se pose la question du centre, on se rend compte que, dans le modèle technique sur lequel repose Internet, le centre est partout. Qu’est-ce que cela a comme conséquence ? Que les représentations traditionnelles juridiques, politiques et culturelles de ce qu’est une société changent à travers l’usage d’Internet. On se parle en direct malgré les milliers de kilomètre qui nous séparent. Le fantasme du monde qui serait accessible immédiatement se réalise, d’une certaine manière, à travers cet outil qu’est Internet. Effectivement, cela pose problème à la construction lente et acharnée de l‘État, qui dit que nous on est chez nous et les autres sont ailleurs. Et ça, ça relativise la force de la notion d’Etat.
LeMagIT : D’une certaine façon, faut-il comprendre qu’Internet se place en concurrence des États ?
J.-P. R. : L’État, c’est une communauté d’individus qui décident de s’organiser pour avoir une identité et une destiné communes. Il est vrai qu’Internet casse un peu cela, cette vieille conception de frontière qui avait, en apparence, l’avantage de matérialiser cette unité. Tout cela était cohérent et a un peu changé, notamment en Europe. Avec Internet, la notion d’Etat peut sembler encore plus remise en cause; c’est l’idée du village mondial.
LeMagIT : L’organisation de cet e-G8, avec cette volonté manifeste de mettre de l’État dans Internet, ce serait une réaction défensive ?
J.-P. R. : Qu’il y ait une peur, je le crois. Que les gouvernants s’y intéressent comme à un phénomène nouveau, c’est évident et c’est légitime. L’idée derrière cela, selon moi, c’est que le grand apport d’Internet, si vous êtes en communication avec une communauté extrêmement différente de la votre, vous avez un contact, un échange avec cette différence. Qu’il y aurait tout de même une différence de civilisation entre les pays développés et les autres. Donc, qu’il faut remettre de l’ordre et éviter que l’on ne connaisse trop les autres pays dans leurs différences et dans leur logique interne. C’est quelque chose qui peut être, entre guillemets, dangereux pour cette idée simple selon laquelle, d’un côté, il y a des pays développés et, de l’autre, des pays sous-développés. Pour illustrer, regardez ce qui se passe avec la succession de DSK à la tête du FMI : c’est une traduction politique du fait que, pour certains intérêts de certains pays dits développés, la présence à la tête du FMI d’un représentant de pays, entre guillemets, sous-développé, serait un risque.
LeMagIT : On parle donc d’un pouvoir qui essaie de se protéger ?
J.-P. R. : ...contre une technologie qui libère les individus de la protection à double tranchant des frontières. Le pouvoir politique n’existe qu’à partir du moment où l’on y croit : schématiquement, vous êtes français tant que vous croyez en l’Etat Français. A partir du moment où les gens ne croient plus qu’ils sont dans un pays qui a une spécificité, il y a danger pour le pouvoir des dirigeants politiques, pour leur objectif d’exercer le pouvoir ou tout simplement pour leur système de croyance. Qu’est-ce qui va faire qu’on va accepter de se faire trouer la peau dans un conflit international alors que l’on tchate en permanence avec des copains qui sont de la nationalité de ceux qui sont désignés comme ennemis... Cela pose un certain nombre de problèmes, ce genre de choses.
LeMagIT : Dans le discours de Nicolas Sarkozy, on pouvait également sentir un attachement à un ordre socio-politique traditionnel...
J.-P. R. : Il demeure une opposition entre démocratie représentative et démocratie directe dans laquelle, dès lors que l’on est citoyen, on est compétent pour intervenir dans le débat public. Alors que dans la démocratie représentative, l’accès à la parole publique à dimension politique construit une différente entre celui qui est élu - qui a le pouvoir - et le simple citoyen. À l’e-G8, ceux qui sont représentés, ce sont ceux qui conservent un pouvoir de coercition sur les espaces qu’ils organisent.
Et, oui, Internet attaque des ordres socio-politiques traditionnels, menace les différences entre gouvernants et gouvernés. C’est de ça qu’il s’agissait dans l’intervention de Nicolas Sarkozy : éviter qu’Internet ne casse le fait que, dans un pays, il y a une société politique et une société civile; et la société politique domine la société civile. Dès lors, Internet peut être perçu, à tort ou à raison, comme un danger par ceux qui se sentent relever de la société politique.
Mais ce n’est pas une première. A chaque fois qu’il y a eu révolution technologique qui change l’ordre la communication, il y a toujours eu des autorités détenant le pouvoir politique qui s’y sont attaquées par crainte de remise en cause de l’ordre établi. On l’a vu avec le livre, puis l’imprimerie, la radio, la télévision, la bande FM. Internet génère les mêmes peurs, les mêmes angoisses.