Oracle / Sun : un rachat tout en questions
Des questions. Très logiquement, le rachat de Sun par Oracle en suscite beaucoup. Ouvertement, certains observateurs et acteurs du marché acceptent de se livrer. Sous couvert d’anonymat, des collaborateurs d’éditeurs partagent leurs interrogations.
Annoncé de manière tonitruante ce lundi 20 avril, le rachat de Sun par Oracle devrait faire couler beaucoup d’encre – et de café – au cours des prochaines semaines. Ed Maguire, conseiller en investissement dans les entreprises technologiques, fondateur de MAGNet Strategies et ancien directeur chez Merrill Lynch Technology Investment Banking, voit dans cette opération une vraie complémentarité : « Oracle renforce son offre d’infrastructure et y ajoute la composante matériel. Oracle travaille dans cette direction depuis le lancement de l’appliance de data warehouse conçue avec HP [Exadata, fin septembre 2008] Après le rachat de BEA, cette acquisition apparaît comme logique. » Et puis Oracle serait « une bonne maison pour Sun », sur le plan culturel.
Une vraie complémentarité ?
Pankaj Agarwal, ancien directeur général de Sopra à Noida, en Inde, partage cette analyse. Il est d’ailleurs convaincu par les perspectives de synergies mises en avant par Oracle en termes d’optimisation matériel/logiciel pour ses applications : « Oracle utilise beaucoup Java pour ses logiciels ; avec Sun, il lui sera possible d’améliorer encore ses produits. » Mais Pankaj Agarwal est moins optimiste qu’Ed Maguire : « dans sa tête, Sun est encore une entreprise qui vit du matériel ; Oracle aura du mal à changer ça. »
François, un ancien architecte de Sun qui souhaite rester anonyme et dont nous avons changé le prénom, perçoit aussi « une vraie complémentarité industrielle » : « il y a un vrai partenariat historique entre Sun et Oracle, avec notamment l’optimisation des applications [du second]. » Thomas – c’est un nom d’emprunt - est aujourd’hui cadre chez un important éditeur concurrent d’un Oracle pour lequel il a précédemment travaillé ; il s’interroge sur cette complémentarité : « est-ce qu’Oracle saura vendre du matériel ? » Pour lui, plus généralement, la complémentarité n’est en fait pas si évidente. L’intégration logiciel/matériel n’est pas la clé du succès : « il y a encore beaucoup de PME qui ne prennent pas ce genre de package […] et ce n’est pas non plus une solution pour les grands comptes » et puis, dans le contexte actuel « dissocier logiciel et matériel, c’est plutôt logique avec la virtualisation et le Cloud. » Une analyse que partage Eric Soares, directeur général d'Ingres pour la France : « l'entrée d'Oracle sur le marché du matériel va à l'encontre des attentes d'entreprises qui cherchent des solutions souples, flexibles et facturées à l'usage. »
Quelle stratégie pour l’Open Source ?
Surtout, selon Thomas, « Sun a une position claire sur l’Open Source. Ce n’est pas le cas d’Oracle dont le modèle d’affaires reste très orienté sur la vente de licences. Le rachat risque de créer une ambiguïté. » Plus loin, selon François, « il y a des redondances [sur le terrain du logiciel], notamment en matière de suites SOA, entre Sun et Oracle. Et je n’ai pas de visibilité sur l’avenir des offres de Sun. » En particulier, François s’inquiète pour Glassfish : « Oracle n’a jamais été véritablement engagé sur le terrain de l’Open Source. Que va-t-il faire de Glassfish ? » Une situation d’autant plus complexe à gérer sur le terrain que « certains utilisateurs ont abandonné le serveur d’applications d’Oracle au profit de… Glassfish. Ils vont avoir du mal à avaler la nouvelle… » Plus généralement, il y a aussi un marché du SOA « sur lequel il n’y a presque plus d’indépendants : il reste bien Tibco, mais je le vois assez bien se faire racheter par HP d’ici un an ou deux. » Thomas s’inquiète également pour Glassfish, « un beau produit, très performant et très utilisé, » pour lequel « Oracle doit rapidement clarifier sa position. »
Et puis, qu’adviendra-t-il de MySQL ? François le relève : « ce n’est pas le même marché que celui du SGBDR d’Oracle. » Certes, mais « si Oracle veut prendre la main sur MySQL… » Là aussi, pour Thomas, Oracle doit « clarifier sa position. » Avec le risque, au passage, de faire une victime collatérale, « Sybase » [qui, interrogé, n’a pas souhaité réagir à l’annonce du rachat de Sun par Oracle, NDLR] : « certains concurrents, comme IBM avec DB2 sur le haut de gamme et Microsoft avec SQL Server sur le bas du marché, pourraient en revanche être renforcés. » Un avis auquel se range Eric Soares selon lequel les éditeurs open source, comme Ingres, pourront « mieux se vendre dans ce contexte. » Pour lui, c'est simple : « Glassfish et MySQL vont se retrouver aux oubliettes. » Surtout que « MySQL a déjà montré sa capacité à aller marcher sur les plate-bandes d'Oracle en attaquant les applications critiques [...] Maintenir tous ces différents produits à un coût. » Au final, pour le patron français d'Ingres, Oracle risque bien de se « focaliser sur Solaris » dans ce qui aurait alors des airs de « déclaration de guerre à Red Hat et à Microsoft. »
Une mauvaise nouvelle pour les prestataires et les salariés
Selon François, le rachat de Sun par Oracle est aussi une mauvaise nouvelle, notamment pour les prestataires de services : « certains projets vont être gelés pour quelques mois, notamment chez les utilisateurs historiques de solutions Sun qui réfléchissaient à une migration vers une nouvelle version. » Pour le dégel, il pourrait falloir attendre environ 12 mois. Et puis François a également une pensée pour ses anciens collègues, de Sun, pour l’activité logiciels : « ça ne va pas être forcément facile dans l’immédiat. » Pour Pankaj Agarwal, il est clair qu’Oracle peut « aider Sun à réduire ses coûts. » Ce que l’on voit mal survenir sans suppressions d’emplois. Au final, une chose est sûre pour François : cette annonce « va beaucoup alimenter la machine à café. » Pour Eric Soares, la certitude est ailleurs : avec ce rachat, « Oracle déséquilibre le marché [...] avec une stratégie d'enfermement. » Stratégie dont le client pourrait, selon lui, être à terme la victime : « le marché du logiciel a déjà connu beaucoup de concentration sans que cela ne se traduise par plus de valeur ajoutée pour les clients. »