Pourquoi l’Egypte a rallumé ses réseaux de téléphonie mobile
L’Egypte s’est partiellement rouverte au monde ce samedi 29 janvier, en rallumant ses réseaux de téléphonie mobile. Des réseaux qui avaient été fermés la veille. Une réouverture pour le moins surprenante alors qu’en ce lundi 31 janvier, dans la soirée, les derniers accès à Internet du pays ont été fermés. D’où une question : pourquoi rallumer et laisser ouverts les services vocaux de téléphonie mobile ? Revue des hypothèses de spécialistes de la gestion de l’information en temps de crise.
La fermeture des connexions à Internet et des réseaux de téléphonie mobile pouvait se justifier de manière assez aisée : l’interruption de ces services est susceptible de réduire les capacités de coordination des manifestants. Mais cela n’a pas empêché les mouvements de foule d’aller crescendo en Egypte, au cours de ces derniers jours avec un point d’orgue attendu aujourd’hui, mardi 1er février. (voir la couverture de l'événement par Al jazeera, notre illustration) Peut-on alors voir dans la réouverture des réseaux de téléphonie mobile - ou plutôt de leurs services vocaux - un aveu d’échec ? Pas sûr.
Rétablir les services de protection civile
Un premier spécialiste des questions de défense, d’intelligence et de maintien de l’ordre - qui restera anonyme - avance une première hypothèse : «la nécessité de permettre aux services de protection civile de coordonner leurs actions.» Comprendre : permettre aux ambulances, aux pompiers, etc, de communiquer entre eux efficacement. Peut-être est-ce effectivement juste pour une frange de ces services mais, pour l’essentiel, l’Egypte est dotée depuis mars 2006 d’un réseau de PMR (Private Mobile Radiocommunications) Tetra géré par l’opérateur Merc avec, pour partenaires, Telecom Egypt, le ministère égyptien de l’Intérieur, l’autorité locale de sécurité nationale, et quelques acteurs privés. Sur son réseau Tetra, Merc fournit des services de télécommunications vocales et de transmission de données. A la fin 2010, le réseau de Merc couvre bien le canal et le delta du Nil, de même que les bords de la mer rouge et le canal de Suez, comme l’indique la carte ci-contre.
Identifier les meneurs
La seconde hypothèse évoquée par ce premier spécialiste est celle qui touche à la lutte contre la contestation : «en relançant les communications mobiles, on peut savoir qui parle avec qui.» Et de renvoyer à la crise iranienne de juin 2009, à l’occasion de laquelle Nokia Siemens Networks (NSN) s’était vu reprocher d’avoir vendu à l’opérateur local Iran Telecom sa solution d’intelligence Monitoring Centre, au second semestre 2008. Une solution commercialisée par une division de NSN qui a, début 2009, été cédée à un fond d’investissement allemand. Monitoring Centre aurait été vendu à 150 pays à travers le monde. Sans que l’on sache lesquels et donc si l’Egypte fait partie des potentiels acheteurs. Pour autant, selon l’initiative OpenNet, l’ancien ministre égyptien des télécommunications a reconnu avoir autorisé les services de sécurité intérieure à procéder à des écoutes de téléphones fixes et mobiles, y compris en dehors de toute procédure judiciaire. Soulignons enfin que Telecom Egypt s’est doté des outils d’intelligence en temps réel sur le traffic IP de Narus, une filiale de l’américain Boeing. Bref, si aucune preuve n’est là pour confirmer l’hypothèse d’une relance des services voix mobiles à des fins d’écoute, les indices ne manquent pas pour l’alimenter.
Soutenir la stratégie de la peur
Mais la réouverture de ces services ne sert-elle pas une stratégie consistant à laisser se propager la peur et la rumeur, alors même que les rues ont été longuement désertées par la police ? De fait, la rumeur et la peur - des pillages nocturnes, en particulier - se propagent plus efficacement alors que les moyens d’accès à une information pluraliste sont coupés. Un second expert, spécialiste de la guerre de l’information et qui souhaite également conserver l’anonymat, considère cette hypothèse comme «tout à fait plausible; j’abonde dans ce sens. D’autant plus que les autorités égyptiennes ont effectivement joué sur la peur en laissant le terrain à la rue et aux émeutiers, afin de pouvoir mieux revenir ensuite rétablir l’ordre et la sécurité ». Et même s’il ne s’agit là que de questions, d’hypothèses, il ne s’empêche pas de pousser la réflexion plus loin parce que, selon lui, «il ne faut surtout pas être lisse et avoir une lecture de surface des événements qui se déroulent actuellement». Dès lors, il s’interroge sur le rôle notamment de Wikileaks dans les événements en Tunisie et en Egypte : «soit c’est spontané et le simple aboutissement de régimes en bout de course, soit c’est le fruit d’une manipulation très bien orchestrée. N’oublions pas que, pour que ce genre de crise survienne, il faut que soit répandu le sentiment d’un régime affaibli. Et c’est là que Wikileaks a pu jouer un rôle.» D’où une dernière interrogation : «est-ce véritablement une initiative indépendante ou une black-op occidentale ? J’espère que c’est le premier. Parce que, si ce n’est pas le cas, ceux qui sont derrière jouent énormément avec le feu. Et la crédibilité des mouvements dits citoyens sur Internet en serait profondément abimée.»
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