Russo et Tchuruk vont quitter la tête d'Alcatel-Lucent
Deux ans après la fusion, le pronostic vital d'Alcatel Lucent est toujours réservé. La photo de la mariée américaine était vraisemblablement un peu trop belle et ses déboires ont largement plombé le couple au cours des deux premières années. Finalement les rêves d'Amérique de Serge Tchuruk lui auront coûté son poste ainsi que ceux de plus de 12000 salariés du groupe. Pat Russo, la CEO, fait aussi les frais du nettoyage qui va voir la société remplacer une large partie de son management et de son conseil d'administration.
Il y a dix-huit mois, Serge Tchuruk, PDG d'Alcatel, vantait les bienfaits de la fusion avec Lucent. Depuis, le géant des télécommunications multiplie les mauvais résultats financiers du fait de ses déboires aux Etats-Unis. A l'annonce de 12500 licenciements en février 2007, a succédé en fin d'année 2007 la mise en place d'un plan d'urgence suite à la publication d'un avertissement sur les résultats. Déjà à l'époque, les têtes des dirigeants avaient été mises dans la balance.
C'est donc sans réelle surprise que l'on a appris hier la démission de Patricia Russo et de Serge Tchuruk, les deux artisans de la fusion Alcatel-Lucent. La première, qui assumait la fonction de Directrice générale (CEO) quittera la tête du groupe avant la fin de l'année, mais assurera sa gestion afin d’assurer la transition avec son successeur. Le second, qui présidait le conseil d’administration quittera ses fonctions au 1er octobre 2008. Un des autres artisans de la fusion, Henri Schacht, ex-CEO de Lucent, démissionne en revanche à effet immédiat de son poste d'administrateur.
Un rêve de grandeur devenu cauchemar
Tout avait pourtant bien commencé quand le 2 avril 2006, les deux sociétés avaient annoncé leur fusion. Présentée comme le résultat d'un mariage entre égaux, elle devait produire un géant des équipements télécoms agressif, ayant pour objectif de doper ses ventes. Les deux dirigeants expliquaient alors avoir pour objectif de "générer une croissance significative du chiffre d'affaires basée sur les opportunités de marché". Déjà pourtant, certains analystes évoquaient leurs doutes sur ces ambitions, pointant plutôt de caractère défensif de l'opération. Ainsi, Jean-Charles Doineau, analyste chez Ovum et spécialiste des marchés des infrastructures de service, expliquait : "l'agenda de la nouvelle entreprise est plutôt clair et se concentrera surtout sur l'obtention de gains opérationnels [...] Lucatel prévoit de dégager 1,7 Md$ d'économies opérationnelles au bout de 3 ans, dont 30 % la première année". De fait, Alcatel et Lucent avaient rapidement annoncé la suppression de 10 % de leurs effectifs à travers le monde.
En fait, la fusion Alcatel-Lucent est arrivée au pire moment. Avec la consolidation croissante du marché des télécoms entre les mains d'un nombre réduit d'opérateurs globaux, les fournisseurs d'infrastructure ont subi une pression accrue sur les prix, notamment sur leurs marchés historiques. Dans le cas d'Alcatel-Lucent, la concentration de l'essentiel du marché américain entre les mains d'une poignée d'opérateurs a été dévastatrice.
A ce phénomène de concentration des clients, s'est aussi ajouté la concurrence grandissante des équipementiers chinois comme ZTE ou Huawei, tant sur les marchés émergents à très forte croissance que sur les marchés des pays développés, terrain de chasse historique de Lucent et Alcatel
Opportunités gâchées
Les rêves de puissance d'Alcatel-Lucent ont ainsi rapidement volé en éclats. Tout d'abord la fusion a été un désastre social avec la fermeture de multiples sites de production et de recherche. Elle s'est aussi traduite par des résultats calamiteux. Alors qu'Alcatel avait réalisé un CA de 4,03 Md€ et 322 M€ de bénéfices lors du trimestre précédant la fusion (4e trimestre 2005), les deux sociétés combinées n'ont réalisé que 4,1 Md€ de CA au second trimestre 2008 pour une perte nette de 222 M€. Et alors que les deux sociétés combinées réalisaient en 2005 un CA de 21 Md€ (pour 1,92 milliard de bénéfice) avec 88 000 employés, le nouvel ensemble a péniblement engrangé un CA de 17,8 Md€ en 2007 (443 M€ de pertes), avec 77 000 employés
Lors de la fusion, Alcatel espérait par exemple développer fortement son activité mobile en mariant la force de Lucent dans le CDMA avec son savoir-faire historique en GSM. La réduction des dépenses CDMA des opérateurs mobiles américains a, au contraire, plombé l'activité aux Etats-Unis et contraint Alcatel-Lucent à tirer un trait sur près de 810 M€ de goodwill sur ses activités CDMA lors du dernier trimestre.
Autre exemple d'échec, la réunion des deux sociétés qui contrôlait 36 % du marché mondial de l'accès DSL lors de la fusion, contre 16,8 % pour Huawei et 7,2 % pour Siemens (marché 2005, source : Dittberner) s'est fait damer le pion en 2007 par Huawei. Le Chinois contrôle désormais 31 % du marché (source Gartner). Et c'est un autre Chinois, ZTE, qui a connu la croissance la plus rapide.
Position forte sur la fibre
L'avenir ne s'annonce guère plus rose. Si le cabinet d'étudesDell’Oro a confirmé la place incontestée de leader d’Alcatel-Lucent sur le marché de l'accès fibre optique (48% des livraisons FTTH en technologie GPON), les deux géants chinois, Huawei et ZTE, se sont eux aussi rapidement développés sur ce créneau et seront de redoutables concurrents dans les prochaines années.
Le remplaçant de Russo et Tchuruk ne devrait donc pas manquer de travail, à commencer par le besoin de donner une culture d'entreprise fonctionnelle à la société. A titre d'anecdote, et pour comprendre à quel point la société dysfonctionne, il suffit de passer 5 mn sur son site Web. On y découvre ainsi selon les pages, que l'équipementier est un spécialiste de la "Communication Critique D'Entreprise De Mission" (sic) ou des Solutions pour secteur d'activités sensibles, deux adaptations très contestables de Business Critical Communications (Systèmes de communications clés pour entreprises) . Alcatel se veut aussi un spécialiste de la "Competitive Transformation". Souhaitons lui pour commencer de s'appliquer ce principe à lui-même…