Projet Nice du Crédit Agricole : un chantier trop vaste dans un calendrier trop serré ?
La fédération nationale du Crédit Agricole a présenté à la presse le côté pile de l’avancée de son projet Nice, fin janvier. Des documents internes, que s’est procuré la rédaction du MagIT, montrent le côté face de ce vaste projet de restructuration et de modernisation de l’informatique des caisses régionales de la banque, lancé à l’automne 2009.
C’est en octobre 2009 que les caisses régionales du Crédit Agricole ont décidé de faire informatique commune et de se doter d’un SI orienté client, conçu pour supporter des stratégies commerciales multi-canales. Un chantier ambitieux alors que 5 groupements d’intérêt économique (GIE - Exa, Comete, Atlantica, AMT et Synergie) géraient à l’époque les systèmes d’information des caisses, employant plus de 2 500 personnes sur une soixantaine de sites. À l’issue du projet, il devait en rester moins de 1 500 sur 15 sites. Et les caisses devaient disposer d’un nouveau poste de travail modernisé. À l’époque, les syndicats nous expliquaient que la direction visait ainsi à atteindre un budget de maîtrise d’oeuvre de 500 M€ en 2014, contre plus de 700 M€ projetés à cette échéance sur les bases d’alors. Côté maîtrise d’ouvrage, le budget cible était de l’ordre de 30 M€ contre plus de 40 M€ en 2009.
Un projet très ambitieux
Déjà en 2009, les syndicats s’inquiétaient d’un calendrier qu’ils jugeaient trop serré : eux imaginaient cette fusion des GIE sur 10 ans et non pas 5. Dès juillet 2010, plusieurs sources syndicales faisaient état de trois à six mois de retard sur le calendrier prévu. Un retard que certains estimaient toutefois encore rattrapable : «nous ne sommes plus dans une logique d’évolution par rapport à la souche mais dans une logique de clonage; la stabilisation et l’évolution viendront dans un second temps », nous expliquait-on alors. À la même période, Pascal Hamon, responsable du bureau de supervision des projets du programme Nice, réfutait toutefois tout idée de retard.
Mais lors du conseil d’administration de février 2011, c’est une «nouvelle trajectoire» qui est présentée, avec notamment pour justification le fait que «le scénario issu de l’étude de faisabilité subit un décalage ».
Dès lors, c’est un nouveau scénario qui a été retenu afin de limiter le retard de convergence à 6 mois. Après les caisses dépendant de feu le GIE AMT à l’automne 2011, celles liées aux anciens GIE Synergie et Atlantica migreront en 2012 sur la V1 du système d’information. Façon de parler puisque la V1 correspond peu ou prou au système d’information souche, celui d’AMT. Le support de présentation de février 2011 précise bien l’esprit du scénario : «adopter plutôt qu’adapter», et «éviter les évolutions supplémentaire (dans la V1) qui impacteraient la migration de données ».
Un calendrier décalé
Devront ensuite migrer les caisses régionales anciennement liées aux GIE Exa et Comete, en 2013. Côté syndicats, on déplore notamment le fait que les caisses Exa et Comete basculent deux fois avec la double formation des utilisateurs, en l’espace de quelques années, que cela induira. De fait, il semble désormais qu’il faudra attendre 2013 pour qu’arrive véritablement le nouveau poste de travail tant vanté par la fédération nationale du Crédit Agricole. Et encore, avec des reliquats de la V1 : ce sera la V2.1, dont le déploiement doit s'étaler sur 2014.
Pour mémoire, en juillet 2010, Pascal Hamon évoquait la migration des caisses régionales dépendant anciennement des GIE Atlantica et Synergie vers la V1 à l’automne 2011. Et la V2 pour la mi-2012. En fait, selon un bulletin d’information interne daté du 18 janvier 2012, on compte pour l’heure trois caisses pilotes qui ont fait l’objet d’une campagne de certification dynamique fin 2011. Laquelle a notamment souffert d’un «périmètre applicatif disponible trop restreint, sans comptabilité», ce périmètre devenant dès lors un «enjeu majeur» de la seconde vague de certification dynamique prévue pour s’achever fin février. Pour les syndicats, «le planning est tendu et un nouveau dérapage n’est pas exclu» alors même que des bascules sont prévues pour mai.
La direction du projet Nice a ainsi revu à la baisse certaines ambitions. Ou du moins a-t-elle étalé dans le temps leur concrétisation, notamment pour la V2 de son nouveau système d’information. Celle-ci, programmée pour avril 2013 (pour une première caisse régionale, deux seulement devant y passer cette année-là), devrait effectivement introduire le nouveau poste de travail unifié, dans une première version, mais en s’appuyant sur une architecture applicative encore largement dominée par l’existant de la V1, malgré l’apport d’un outil de CRM adossé à un datawarehouse. Cette V2.1 a été récemment lotie et sera en partie sous-traitée au groupement CSC/Logica. Une V2.2 devra amener la seconde version du poste de travail unifié et reléguer au second plan l’architecture applicative de la V1. Une V3 est programmée pour effacer totalement l’héritage de la V1 et apporter le poste client unifié final.
Mais la programmation chronologique de ces V2.2 et V3 nous reste pour l’heure inconnue. En interne, des sources proches du projet évoquent mars 2014 pour la migration des premières caisses régionales sur la V2.2, «mais ça reste très flou». Et déjà, pour le second lot de la V2.1... «on ne sait pas quand». Bref, la nouvelle "trajectoire" du programme permettra bien aux caisses régionales du Crédit Agricole de profiter des premiers fruits de Nice dès la fin 2013 - avec un socle technique commun à toutes -, et encore plus à la fin 2014, avec la première mouture - V2.1 - du poste de travail unifié tous marchés. Mais il faudra atteindre la V2.2 et encore la V3 pour que le programme tienne toutes ses promesses.
Lors de la réunion du Comité d’entreprise de l’unité économique et sociale CA Technologies et CA Services du 29 septembre dernier, Hichem Jaballah, directeur de CA Technologies, imputait notamment les difficultés de la V2 au double changement de socle technologique et de méthode de développement - une méthode agile.
L’organisation et les SSII pointées du doigt
Du côté des syndicats, on met toutefois en cause une «organisation non maîtrisée», qui a évolué à de nombreuses reprises courant 2011 : «personne ne sait qui fait quoi et l’absence d’organigramme détaillé ne permet pas d’avoir de lisibilité.» Surtout, selon eux, «des salariés sont en sous-activité alors que d’autres croulent sous le travail [...] depuis de nombreux mois.» Et de déplorer que certains salariés auraient été formés aux méthodes agiles retenues pour la V2 du système d’information alors que «le socle technique n’était pas disponible ». Pire : fin septembre dernier, un représentant syndicaliste s’interrogeait sur le fait qu’il ait été «demandé à des salariés de travailler sur la V2 et maintenant ce travail est transmis aux externes pour que les salariés s’occupent du MCO et de la V1 ». Ce à quoi Hichem Jaballah répondait en indiquant que «en phase de cadrage, 70 % des charges sont faites par nos équipes. Pour la phase d’élaboration, la proportion va s’inverser. Nous cherchons à garder la maîtrise de la V2.» Mais «il faut injecter suffisamment de ressources» et «le dispositif industriel avec CSC Logica correspond parfaitement aux demandes ». En tout, selon lui, à cette époque, 100 internes étaient affectés à la V2, épaulés par 200 externes, le tout réparti entre Paris, Lyon et Turin - mais le volet italien a été depuis transféré en Espagne. Une organisation qui a ses défauts. Lors de la réunion ordinaire du Comité d’Entreprise de l’unité économique et sociale CA Technologies et CA Services du 25 août 2011, Pierre Holsteyn, directeur général adjoint de l’entité, avait déploré le fait que «les fournisseurs SSII aient quelques difficultés à conserver les personnes suffisamment longtemps», pour une équipe de production constituée quasiment aux trois quarts de prestataires. Un problème remonté également pour d’autres équipes, certains soulignant qu’il «a donné lieu à des livraisons non fiabilisées.»
Côtés syndicats, on s’inquiète de l’affectation de ressources internes au maintien en conditions opérationnelles alors «que ces chantiers ne sont pas pérennes ». Ou que des personnels formés au nouvel environnement «doivent laisser leur place au groupement CSC Logica ». L’inquiétude sur l’externalisation et les risques pour l’emploi sont donc de retour même si, fin septembre, Hichem Jaballah l’assurait : «ce n’est pas de l’offshore. Il ne s’agit pas d’externaliser la V2, cela fait partie du métier. Il n’est pas possible, sauf à renoncer à faire tout projet d’envergure, d’être dimensionné avec la pointe d’activité que représente le projet Nice.»
Dès le début, les syndicats se sont interrogés sur le réalisme des objectifs budgétaires du projet. Peut-être n’avaient-ils pas tort. Côté maîtrise d’oeuvre, et donc CA Technologies (pour Credit Agricole Technologies), l’étude de faisabilité prévoyait notamment, pour l’année 2011, un budget d’environ 471 M€ pour le maintien en condition opérationnelle (MCO) de l’existant, et de 221 M€ pour le projet Nice. Début 2011, le budget MCO a été revu à la baisse, ramené à 443 M€ environ. Mais le budget du projet est considérablement revu à la hausse, pour dépasser 337 M€. Une hausse imputée à plusieurs éléments : le décalage du planning, le surcoût de la V1 et de la migration, à hauteur de 37,2 M€, et la non réalisation d’une part des économies anticipées sur la cible, ainsi que le surcoût de la construction de son système de production, à hauteur de 44,4 M€, notamment.
Des budgets revus à la hausse
Fin août dernier, CA Technologies révisait ses prévisions d’écart cumulé entre son budget et les projections de l’étude de faisabilité : au total, un surcoût de plus de 321 M€ d'ici à 2014, soit environ 10 % de plus que la projection de l'étude de faisabilité, selon le document présenté en comité d'entreprise fin août dernier. Et CA Technologies assure pouvoir atteindre l’objectif budgétaire annuel cible à l’horizon 2014 «malgré le changement de trajectoire ».
Du côté de la maîtrise d’ouvrage, chez CA Services (pour Crédit Agricole Services), le "changement de trajectoire" paraît sensiblement plus important. Fin août 2011, le budget 2011 a dû être révisé à 87 M€ contre 72 M€ initialement prévus, du fait notamment d’une explosion du budget projet, réévalué à près de 54 M€ sur l’année, contre 34,6 M€ initialement prévus. CA Services prévoit également d’arriver à tenir l'objectif de budget annuel d'ici à 2014. Au prix d’un dépassement total qui devrait flirter avec les 100 M€, pour un enveloppe pluriannuelle initialement estimée à 192 M€.
Des sources internes nous expliquent que ces dépassements sont notamment imputables à un report d’opérations de formation de 2010 sur 2011 mais aussi à une prévision trop optimiste des coûts de formation. En particulier, la formation des utilisateurs dans la caisse d’Ile-de-France aurait nécessité des efforts importants : «il n’avaient jamais vécu de bascule », nous indique-t-on, précisant que la caisse concernée a demandé à ce que ces coûts soient mutualisés.
Au final, si la fédération nationale du Crédit Agricole présentait Nice à la presse, fin janvier dernier, comme un projet à 500 M€, il apparaît aujourd'hui comme un projet à au moins 400 M€ de plus qu'envisagé initialement.
"Le coup de cet investissement est conforme aux prévisions"
Toutefois, au secrétariat fédéral de la Fédération nationale du Crédit Agricole, Bertrand Schaeffer réfute tout dérapage. Joint par téléphone, il indique que "les Caisses régionales ont toujours considéré ce programme comme un investissement stratégique crucial pour l'exercice de leur activité, dont l'ampleur et l'ambition pouvaient induire des aménagements. " S'il reconnaît que "le démarrage du projet a été plus lent que prévu, créant un décalage de six mois entre la signature du protocole d'accord et la mise en place de l'organisation nécessaire à la conduite du projet", il assure que "le coût de cet investissement est conforme aux prévisions, comme la réduction de 30 % des budgets à l'issue du projet." Selon lui, "le ROI s'effectue donc en deux années comme les chiffres communiqués l'attestent."
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