Michel Calmejane, Colt, à propos d'Andromède : "Si l'Etat fausse la concurrence, on attaquera"
Dans un long entretien avec LeMagIT, le patron de Colt fait le point sur la fiscalité extraordinaire qui pèse sur le secteur des télécoms et revient aussi sur les enjeux que fait peser cette fiscalité sur la compétitivité du territoire français en matière de cloud et de datacenters. Il revient aussi sur le lancement en France des services de cloud de Colt et formule un avis très critique sur le projet de cloud bleu blanc rouge soutenu par l'Etat.
Ce devait être un entretien portant sur la taxation par l’État des opérateurs télécoms. Finalement la discussion entre LeMagIT et Michel Calmejane, le Pdg de Colt France, s’est transformée en un large entretien portant aussi bien sur le développement du cloud en France, que sur la compétitivité du territoire ou le développement du très haut débit dans l’hexagone.
Un entretien durant le patron de Colt a fait preuve d’un étonnant franc-parler pour le secteur et qui montre bien les lignes de failles qui sont en train d’émerger entre les opérateurs privés autonomes et ceux qui courent aujourd’hui après les subventions qu’elles soient nationales (à l’instar de ce qui se prépare avec Andromède), ou bien régionales ou locales (pour le développement du très haut débit notamment).
Pour des raisons de lisibilité, LeMagIT a choisi de découper cet entretien en deux parties. La première, publiée ce jour se concentre sur les discussions portant sur les questions de fiscalité, de compétitivité, de cloud et de datacenter. La seconde partie, plus courte, que nous publierons demain s’intéresse de plus près aux enjeux du très haut débit et à l’importance de la création d’une filière organisée de services numériques en France.
ENTRETIEN AVEC ... |
Michel Calmejane Pdg de Colt France |
Diplômé de l’ESC Pau, Michel Calmejane a débuté sa carrière chez PWC, avant de rejoindre Nortel en 1989. En 2002, il crée Vobiscom, une société spécialisée dans le service et le conseil en télécoms, et prend en charge sa direction financière jusqu’en 2004 avant de prendre la direction financière de COLT Télécommunications France, qu'il contribuera à ramener à l'équilibre financier. En septembre 2006, il devient Directeur financier de BT France, mais finit par retourner chez Colt en janvier 2008 pour prendre la direction de la filiale française. |
Cliquez pour dérouler |
LeMagIT : Michel Calmejane, bonjour, vous êtes remonté contre la taxation par l’État des opérateurs télécoms. Je suppose que l’idée émise hier par le syndicat de la presse quotidienne nationale de taxer les opérateurs télécoms pour compenser la chute des ventes de la presse papier n’est pas une idée chère à votre cœur ?
Il nous paraît en effet insupportable que l’on continue à taxer les opérateurs simplement parce qu’ils sont non délocalisables. Le secteur supporte déjà plus de 1,2 milliard d’euros de taxes spécifiques, ce qui représente 10 % des bénéfices. À l’occasion du forum de la fiscalité qui se tenait hier au Sénat, c’est ce message que nous avons voulu faire passer. Nous ne sommes pas pour l’abandon des taxes en soi, ce que nous demandons c’est de l’équité, mais nous souhaitons qu’elle soit équitablement distribuée.
LeMagIT : par équité, vous voulez dire que l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur, des opérateurs aux fournisseurs de services en passant par les fournisseurs de contenus ?
Oui. Au forum de la fiscalité, on a posé un certain nombre de sujets et il y a une alliance objective entre les opérateurs télécoms et le milieu de la culture. Lorsque l’on regarde l’écosystème global, l’infrastructure réseau ne pèse que moins de 20 % de la valeur d’un service. Le reste est fourni par l’infrastructure informatique, les fournisseurs de services type Facebook, Google... et les contenus. Pourtant les opérateurs sont aujourd’hui les seuls qui sont taxés. Des acteurs comme Facebook, Amazon ou Apple se localisent en fonction de la fiscalité et échappent à ces taxes tout en délivrant leurs services en France.
Je vais vous donner un exemple : les opérateurs français supportent 31 M€ de taxes au titre de la copie privée, ce qui veut concrètement dire que nous payons la taxe sur les disques durs que nous achetons pour nos datacenters. Je rappelle que si un particulier achète un espace de stockage ou un service de stockage de musique cloud sur un service en ligne américain, il échappe à la taxe. [Appliquée comme elle l’est aujourd’hui], cette taxe est donc contre-productive pour l’industrie des services en ligne français. [Un raisonnement d’ailleurs valide aussi bien pour les services de stockage grand public que professionnels, N.D.L.R.].
Les opérateurs versent aussi 139 M€ au titre du COSIP (pour le cinéma), 240 M€ au titre de la taxe sur la publicité [afin de remplacer la disparition de la pub sur le secteur public, N.D.L.R.]. (...)Personnellement, je fais le pari que pour cette dernière l’État devra nous faire [aux opérateurs télécoms français, N.D.L.R]) un chèque de 1 milliard d’euros de remboursement une fois que la cour de Justice européenne se sera prononcée [Bruxelles n’a en effet que modérément goûté à cette taxe, apparue en mars 2009, et qui n’est pas liée à l’activité même des opérateurs, N.D.L.R.].
Puisque l’on parle de fiscalité, cette dernière joue-t-elle un rôle dans le choix des implantations des grands datacenters type Google ou Microsoft en Europe ?
Les mégadatacenters ne sont pas chez nous du fait de la fiscalité. On a fait sur ce sujet une analyse poussée. Le prérequis pour la localisation d’un datacenter est le bâtiment et les télécommunications. Les accords de peering sont vitaux. Ce prérequis posé, la première raison historique pour l’implantation d’un datacenter en France est le cadre réglementaire et la sécurité. Les premiers datacenters se sont déployés avec en tête les contraintes de plan de sécurité. Il fallait des plans de replis pour les infrastructures critiques. C’est ainsi qu’à Paris, on a vu, avec Bâle 2, des datacenters pousser à la périphérie de Paris en redondance des datacenters principaux de nos clients. Puis, on a vu une deuxième vague de migration vers des villes comme Chartres, Rouen ou Val de Reuil. Puis encore plus loin.
Plus récemment, on a vu une tendance opposée, celle qui consiste à positionner un datacenter au plus près des besoins pour des raisons d’efficacité : pour gagner quelques millisecondes de latence, les acteurs de la finance font du « proximity hosting » au plus près des plates-formes de transaction boursière.
Mais pour les grands acteurs comme Amazon, Microsoft ou Apple, la fiscalité reste l’élément clé. Ils localisent fréquemment leurs activités pour des raisons purement fiscales. Le Luxembourg et l’Irlande ont su en tirer parti.
Enfin, un dernier élément important est l’alimentation en électricité. La qualité est importante, et ces acteurs cherchent l’endroit où elle est la moins chère. Ils cherchent aussi à minimiser leur empreinte carbone et la nature de la production électrique devient importante.
La France a pourtant un environnement juridique plutôt stable et l’énergie y est plutôt moins chère qu’en Europe ?
Oui mais cela fait longtemps que l’État n’a plus de vision à long terme. Un pays comme l’Islande s’est par exemple mis en tête de développer son industrie numérique et il a tout fait pour attirer les spécialistes du secteur. L’Islande a mis à niveau son écosystème fiscal, a identifié des sites adaptés (l’ancienne base aéronavale de l’Otan à Keflavik) et a déployé de la fibre optique en masse pour se relier aux territoires voisins. Elle a ainsi séduit Verne Global qui s’est implanté sur place pour bâtir un mégadatacenter modulaire que nous avons la responsabilité de bâtir. Le tout est alimenté par une électricité 100 % verte parmi les moins chères au monde (les bénéfices de la géothermie et de l’électricité hydraulique, N.D.L.R.) dont les tarifs avaient déjà séduit les géants de l’aluminium (43 $ par MWh sur la base de contrats à 12 ans, ce qui fait que Verne estime à 40 à 50 % la réduction globale de coût par rapport à un datacenter localisé aux États-Unis, N.D.L.R.)
Qu’en est-il des investissements de Colt en France pour ses propres datacenters ?
Nous avons trois Datacenters en France, dont notre datacenter mère dans le 7e arrondissement de Paris. Nous en avons un second dans le 12e, de plus petite taille, pour les besoins à faible latence, puisqu’il se trouve directement sur notre nœud d’interconnexion.
Enfin, nous disposons d’un datacenter aux Ulis avec 1 000 m2 en mode traditionnel, auxquels nous venons tout juste d’ajouter 1 000 m2 de capacité en mode modulaire. Ce datacenter a une capacité d’extension de 3 000 m2 supplémentaire et c’est celui qui porte nos services de cloud d’infrastructure. La France est d’ailleurs le second pays d’Europe dans lequel ces services sont lancés après le Royaume-Uni [Colt est l’un des principaux partenaires de VMware en Europe sur l’offre vCloud, N.D.L.R.].
En investissant dans le Cloud, Colt change en quelque sorte de métier, à l’instar d’un Orange Business Services. Quand pensez-vous que la valeur ajoutée délivrée par vos services de cloud surpassera celle de vos services télécoms ?
On a une vision dans laquelle d’ici cinq ans, la part des services avancés dépassera celle de nos infrastructures dans les services que nous délivrons à nos clients. Il ne s’agit pas toutefois d’abandonner les réseaux télécoms. Notre vision consiste à pouvoir garantir un SLA de bout en bout et pour cela il faut à la fois les réseaux et les datacenters.
Puisque l’on parle de Cloud, que pensez-vous du débat autour d’Andromède. Selon le chiffrage du MagIT, les 135 M€ de l’État aboutissent à supprimer tout risque économique pour les acteurs du projet pendant les trois premières années. Le patron d’IBM France a assimilé cela à une distorsion de concurrence. Qu’en pensez-vous ?
Nous avons un principe : nous déployons nos infrastructures sur fonds propres. Chaque année nous investissons 300 M€. En France, on demande que l’on respecte la qualité de notre investissement. Mon avis personnel est que subventionner les marchés crée le marché de la subvention. On pense légitime l’ambition de l’État de se doter d’une vision et d’une stratégie numérique. On n’est pas forcément d’accord sur le modus operandi. Si cela fausse la concurrence, on attaquera.
Je vous rappelle qu’à partir du moment où les DSP (les délégations de services publics permettent à un acteur public local ou régional de bâtir une infrastructure et d’en confier l’exploitation à un tiers, N.D.L.R.) ont mis en péril l’économie des opérateurs, on a attaqué. Y compris dans le 92, le département du Président Sarkozy, ce qui ne nous a pas attirés que des amis. Mais dans cette histoire nous avons été le faux nez d’un bon nombre de nos confrères qui ne voyaient pas d’un mauvais œil notre démarche.
Que reprochez-vous à Andromède ?
Pour nous il s’agit d’un éléphant blanc qui n’est pas adapté aux besoins modernes. Et c’est aussi une insulte à des acteurs qui ont pris des risques comme OVH ou Ikoula, qui n’ont pas attendu ces millions pour investir dans le Cloud en France. Comme l'explique le dernier livre de Jeremy Rifkin (La troisième révolution industrielle aux éditions "les liens qui libèrent"), nous pensons qu’une infrastructure moderne doit être distribuée. Un cloud dispersé sur 9 ou 10 datacenters répartis en région serait sans doute bien mieux adapté aux besoins des acteurs locaux, publics et privés. Et je peux vous promettre que si vous nous donniez ces 135 M€, nous déploierions cette infrastructure à la façon Colt pour bien moins cher… Quoi qu’il advienne, je suis assez confiant dans l’avenir de Colt en France. On a traversé tellement de vagues que l’on sait que l’on survivra quoi qu’il arrive.