Fusion IBM/Sun : tour d'horizon des questions en suspens
Une fusion entre IBM et Sun poserait inévitablement une multitude de questions, notamment concernant le devenir des différentes plates-formes matérielles et systèmes d'exploitation, la gouvernance de Java et l'évolution de l'offre middleware de Big Blue. Sans oublier les éventuelles menaces antitrust sur le marché des serveurs haut de gamme et des librairies de bandes. Tour d'horizon des zones d'ombre.
IBM pourrait annoncer l'acquisition de Sun dès ce vendredi 3 avril au soir indiquent plusieurs journaux américains, dont le Wall Street Journal et le New-York Times. A défaut, l'annonce devait se faire au début de la semaine prochaine. L'acquisition valoriserait Sun à hauteur de 7 Md$ (soit environ 9,5 $ par action). Un prix somme toute raisonnable, la cible disposant de plus de 2,5 Md$ de trésorerie en banque.
Une telle acquisition poserait de multiples questions au vu des importants recouvrements d'offres entre les deux sociétés. D'autant que certaines rumeurs indiquent que c'est en fait IBM Software qui serait le moteur de l'opération. Les zones d'ombre les plus importantes portent sur l'avenir de l'architecture Sparc, sur celui de Solaris, sur Java et sur les éventuels enjeux antitrust sur le segment des serveurs haut de gamme et des librairies de bande.
1) Sparc/Solaris : un avenir en forme de point d'interrogation
Sun a été l'un des pionniers du Risc et il a bâti son succès sur son architecture Risc Sparc. Récemment, le constructeur a été particulièrement actif en matière de développements et a notamment parié son futur sur les architectures massivement multithreadées avec ses systèmes UltraSparc T2 et T2+ et avec le futur Ultrasparc RK (ou Rock). Pour les systèmes plus traditionnels, il a fait alliance avec Fujitsu, avec lequel il a co-développé la ligne Sparc Enterprise à base de puces quadri-coeurs Sparc64 VII. Un rachat par IBM poserait plusieurs questions. La première est celle du devenir de l'architecture Sparc, alors que Big Blue pousse sa propre architecture processeur, Power.
Une première stratégie consisterait pour IBM à éteindre progressivement les gammes Sparc/Solaris pour migrer leurs utilisateurs sur plates-formes matérielles Power. IBM pourrait, comme HP, tenter de faire converger l'ensemble de ses systèmes d'exploitation sur une plate-forme processeur unique. Il en a les moyens, notamment depuis le rachat de Transitive, qui pourrait lui fournir la couche d'émulation nécessaire pour assurer le portage des environnements Solaris sur Power sans rompre la compatibilité binaire des applications existantes. C'est ce type de transition qu'a réussi Apple en passant de l'architecture PowerPC à l'architecture x64.
Une telle migration se ferait dans un premier temps au prix d'une déperdition de performances, qui s'estomperait toutefois au fur et à mesure de l'arrivée de versions d'applications Solaris optimisées pour Power. Le bénéfice de la conservation de Solaris en parallèle d'AI/X serait notable. Tout d'abord, c'est dans bien des cas Solaris qui fait l'intérêt des utilisateurs pour l'offre de Sun, et non la plate-forme Sparc. De plus Solaris a une existence dans le monde x86, qui ouvre des perspectives stratégiques intéressantes. Avec un bémol toutefois : Big Blue a considérablement investi dans Linux et la tentation pourrait être grande de tuer Solaris x86.
Une autre stratégie consisterait à éteindre progressivement les gammes Sparc/Solaris et, selon les clients, à encourager la migration sur plates-formes Power sous AI/X ou Solaris sur x86. Sur Power, AI/X serait enrichi avec certaines technologies clés de Solaris comme Dtrace et ZFS. Sur Intel, Solaris x86 servirait de fer de lance à la migration avec, comme plate-forme d'accueil, les grands serveurs x86 d'IBM et Sun. Cette solution serait sans doute acceptable pour nombre de clients, rassurés en haut de gamme par l'offre d'IBM et séduits en entrée de gamme par une proposition de valeur qui leur permettrait d'abaisser considérablement le prix d'achat de leurs serveurs, tout en conservant un environnement d'exploitation familier
Une troisième hypothèse serait de conserver les deux gammes en parallèle en jouant sur leur complémentarité. Ce scénario est le moins vraisemblable, car c'est sans doute celui qui dégagerait le moins de synergie. Il faut en effet conserver deux équipes de développement microprocesseurs, deux équipes de R&D serveurs et deux équipes de développement de système d'exploitation.
Un dernier scénario passerait par l'abandon pur et simple des gammes Sparc et leur revente à un tiers, ce qui aurait l'avantage de donner des gages à l'antitrust américain. Problème, le seul tiers intéressé est Fujitsu et il n'est pas sûr qu'il ait les moyens de financer cette acquisition aujourd'hui, d'autant que le groupe a du récemment reprendre le contrôle de sa co-entreprise avec Siemens. De plus, il ne paraît pas dans l'intérêt d'IBM d'éliminer son principal concurrent dans le monde Unix par acquisition pour le recréer aussitôt en cédant sa dépouille à Fujitsu... Se pose aussi la question des accords entre Sun et Fujitsu, qui garantissent à ce dernier l'accès à Solaris
2) IBM seul maître de Java
Un confrère écrivait récemment que Sun et IBM sont comme un gendre et sa belle-mère pour Java. Tous deux sont d'accord sur le fait que la fille est jolie, mais c'est à peu près leur seul terrain d'entente. Il n'était sans doute pas loin de la vérité. Si Sun peut se targuer d'avoir créé Java et d'avoir su le faire évoluer pour en faire la seule plate-forme applicative concurrente de Microsoft, c'est IBM qui a sans doute le plus profité du langage. Big Blue a su imposer son middleware Java dans les entreprises et, avec Eclipse, il a finalement contraint Sun à ouvrir le code de sa plate-forme. Ironiquement, tout en prêchant l'ouverture pour les autres, IBM n'a fait aucun pas dans ce sens avec WebSphere.
Le rachat de Sun fournirait à Big Blue les clés de Java et notamment le rôle de gardien du temple. Une position pas forcément confortable face à un Oracle qui monte en puissance. Et face à un monde Open Source de plus en plus vigilant sur les questions de gouvernance du langage, dont le code est désormais libre. La fusion ne se traduirait en revanche pas par un bond spectaculaire en matière de CA logiciel. Les revenus Java de Sun n'ont ainsi atteint qu'environ 220 M$ en 2008, un chiffre auquel il faut sans doute ajouter une partie des 264 M$ réalisés au cours des douze derniers mois par Sun sur les logiciels d'infrastructure et MySQL.
Au delà de la plate-forme, IBM devrait avoir à trancher entre ses propres offres - propriétaires - de middleware et celles - largement Open Source – de Sun. Une stratégie possible serait de maintenir les deux gammes afin de disposer d'une offre éprouvée et robuste pour les clients les plus exigeants et d'une offre à la pointe des derniers développements et libre pour les clients désireux d'exploiter les dernières innovations. Le tout enrobé du savoir-faire de Big Blue en matière de services. Une autre serait de faire converger les deux gammes, à l'instar de ce qu'a réalisé Oracle avec BEA.
3) L'épouvantail de l'antitrust
Le principal problème immédiat auquel devra sans doute faire face IBM n'est ni technologique, ni stratégique. Mais concerne plutôt la réaction des autorités antitrust américaines. Big Blue détient le monopole du marché des mainframes z/OS depuis l'élimination de son dernier concurrent, le californien PSI, mais fait toujours l'objet de poursuites antitrust de la part du constructeur de compatibles T3. Le rachat de Sun pourrait rendre un peu plus instable sa position.
Sur le seul marché des mainframes, IBM réalise un chiffre d'affaires de l'ordre de 6 Md$ par an, soit autant que Dell avec ses seules ventes de serveurs x86. Un mariage Sun-IBM contrôlerait les deux tiers du marché Unix, soit environ 11 Md$ de CA supplémentaires. Et c'est encore sans compter sur les 6 milliards de dollars additionnels qu'apporteraient les activités combinées de Sun et IBM sur le marché x86. Bref, la fusion donnerait naissance à un mastodonte pesant environ 23 Md$ de CA sur le marché des serveurs, soit plus de 40 % du marché mondial. Derrière ce nouvel acteur archi-dominant, suivrait HP avec 12 points de parts de marché en moins et Dell, avec près de 30 points de parts de marché en moins. Au quatrième rang mondial, Fujitsu serait réduit au rang de nain, avec seulement 2,5 Md$ de CA, soit presque 9 fois moins qu'IBM/Sun.
Un problème similaire se poserait sur le marché de la sauvegarde sur bande, où IBM et Sun se partagent 100 % du marché haut de gamme depuis l'achat par ce dernier de StorageTek. Les deux constructeurs détiennent conjointement plus de la moitié du marché des librairies, loin devant tous leurs concurrents. Là encore, une union entre les deux sociétés ferait sans doute l'objet d'une étude approfondie des autorités de la concurrence. Au point de contraindre Big Blue à lâcher du lest ou à abandonner purement et simplement une éventuelle fusion ? C'est, semble-t-il, l'une des raisons pour lesquelles le prix évoqué par le Wall Street Journal pour l'éventuel achat de Sun par Big Blue aurait été revu à la baisse. Sun exigerait en effet des garanties financières substantielles au cas où Big Blue, lassé par d'éventuelles enquêtes antitrust, finirait par abandonner sa tentative de prise de contrôle.