Co-entreprise SNCF-IBM : les 8 enjeux d'un contrat d'infogérance original
Une semaine après l'annonce de la co-entreprise SNCF-IBM, qui vise à regrouper toutes les prestations du grand compte pour en dégager 20 % d'économies, retour sur un contrat original, qui apparaît comme un laboratoire de l'externalisation pour le secteur public. Décryptage en 8 questions essentielles.
Suite à la révélation du contrat liant pour 6 ans la SNCF à IBM, par lequel l'entreprise publique confie à Big Blue la gestion de son parc applicatif à une co-entreprise montée pour l'occasion, nous avons interrogé différents acteurs, des syndicalistes et des sources industrielles (ces dernières ont souhaité rester anonymes) afin de mieux comprendre les enjeux de ce nouveau méga-deal. Un constat s'impose d'emblée : le contrat, qui est resté relativement secret jusqu'à la publication d'un article dans La Tribune, possède encore quelques zones d'ombre, notamment concernant la phase de transition. IBM refuse pour l'instant de s'exprimer sur ce sujet.
1) Quel est le montage envisagé ?
Il s'agit d'une co-entreprise, un mode de relation qu'IBM connaît bien pour l'avoir expérimenté avec la BNP ou avec l'armateur CMA-CGM. Mais, ici, la structure juridique est un peu particulière, car elle comporte deux étages. La SNCF prévoit ainsi de créer une nouvelle filiale à 100 % (à la structure très légère) qui elle même prendrait 51 % de la co-entreprise créée avec IBM. Cette seconde structure serait présidée par Michel Baudy, actuel responsable de la DSIT (Direction des systèmes d'information et des télécommunications), un des principaux services informatiques internes, selon une source syndicale.
Cette co-entreprise compterait finalement assez peu de personnels (les chiffres avancés vont d'une quarantaine de consultants IBM selon la CFDT de Big Blue à 200 selon une source syndicale de la SNCF) et gérerait l'ensemble de la sous-traitance. Conséquence : le contrat ne s'accompagne d'aucun transfert de cheminots, un des points qui aurait pu être source de blocage social.
En somme, un montage original. Si les multiples strates qui en résultent portent en elles des risques quant à la gouvernance des prestations (avec des équipes de la SNCF qui ne sont pas directement intégrées à la co-entreprise), il démine d'emblée les freins traditionnellement évoqués pour les externalisations dans le secteur public. La SNCF laboratoire de l'infogérance pour l'Etat et les structures qui en dépendent ? Rappelons que la société nationale est un EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial). Bref, pour le secteur public, le train IBM-SNCF pourrait bien en cacher d'autres.
2) Quelles sont les motivations de la SNCF ?
Le communiqué émis par les deux sociétés est clair sur ce point. Il s'agit avant tout de "piloter le portefeuille des sous-traitants informatiques du groupe SNCF". Bref, de massifier et de rationaliser les prestations actuelles. Sur ce volant de prestataires, les montants varient. Ainsi, les chiffres évoqués par nos confrères donnent un total de 1 000 "prestas", pour environ 2 000 cheminots informaticiens. Selon un informaticien de Sud-Rail, le vrai chiffre de la sous-traitance est certainement supérieur, 700 à 800 informaticiens de SSII étant employés par la seule DSIT. A la clef bien sûr, la compagnie nationale compte dégager des économies, environ 75 M€ par an, soit 20 % de la totalité des sommes engagées sur la sous-traitance informatique.
Selon le responsable du dossier à la CGT, l'objectif d'IBM est de ramener le nombre de SSII intervenant pour la co-entreprise à 5 ou 6 (contre un peu moins d'une vingtaine aujourd'hui). Si certaines rumeurs circulent, les noms des futurs élus sont pour l'heure invérifiables. Une source industrielle d'une des sociétés données comme retenues après écrémage, et aujourd'hui bien en place dans les services informatiques de la SNCF, nous a ainsi confirmé n'avoir pour l'heure aucune certitude quant au devenir de ses équipes. La CGT cheminots redoute de voir les petites SSII exclues de fait.
Selon un délégué Sud-Rail, la structure de la co-entreprise se projette aussi dans l'ouverture à la concurrence que va connaître le rail. Rappelons qu'en fin d'année, le trafic international sera ouvert à d'autres opérateurs que la compagnie nationale. Dans cette optique, la co-entreprise pourrait fournir des services applicatifs à ces nouveaux concurrents. "On se demande s'il ne s'agit pas de créer la future SSII pour tout le secteur du rail", résume l'informaticien membre de ce syndicat.
3) Y aura-t-il des délocalisations offshore ?
En plaçant la co-entreprise en tampon entre ses équipes et ses sous-traitants (la structure jouant le rôle d'intégrateur de prestations), la SNCF s'ouvre clairement la possibilité d'exploiter les ressources offshore des sous-traitants sans agiter le chiffon rouge aux syndicats. "On va rapidement tomber sur l'offshore. C'est inévitable et ce sera piloté par IBM", estime un syndicaliste de Sud-Rail, qui explique que des expérimentations ont déjà lieu vers le Maroc, l'Ile Maurice ou le Vietnam. Pour l'Unsa, "les délocalisations sont un des risques inhérents à ce contrat. D'autant qu'avec ce montage, le donneur d'ordre n'a plus le contrôle des localisations des équipes de prestataires".
L'importance des économies envisagées (20 % sur la sous-traitance) plaide dans le même sens, même si, en consolidant ses prestations dans une structure unique, la SNCF devrait aussi réaliser des économies en évitant des commandes redondantes issues de ses différents services ou filiales.
4) Quels obstacles va rencontrer IBM ?
Le transfert des régies intervenant dans l'applicatif vers un contrat d'infogérance global est toujours une phase délicate. Même si IBM ne doit pas remplacer tous les prestataires en place, loin s'en faut, le programme de rationalisation promis passe par la suppression de certaines SSII, donc par la disparition de compétences qu'il faudra pallier. Notons toutefois qu'IBM est déjà largement présent à la SNCF.
Autre promesse du contrat : l'organisation en centres de services, un changement culturel pour la SNCF qui travaille presque exclusivement avec des prestataires sur site. Ce type de transition est aussi connu pour poser un certain nombre de difficultés. Les représentants syndicaux voient dans ce mode d'organisation une perte de maîtrise de la sous-traitance.
Mais, selon un délégué Unsa, ce passage en centres de services était de toute façon programmé. Le syndicat voit plutôt le principal risque du contrat dans la priorité donnée aux gains économiques : "comme cet objectif apparaît central, IBM aura tendance à s'organiser a minima, alors qu'il s'agit d'un projet stratégique pour l'entreprise".
5) Quel est le calendrier ?
Si le contrat touche l'ensemble du groupe (y compris ses filiales comme Geodis ou le métier du fret), les grands jalons restent bien flous. C'est d'ailleurs un des principaux points dénoncés par les organisations syndicales, qui regrettent un projet "mené en catimini, qui n'a filtré que par bribes il y a quelques semaines".
Si aucun transfert de personnels SNCF n'est à l'ordre du jour, les grandes étapes du projet ont été peu détaillées. Un syndicaliste de la DSIT avance que, concernant ce service, la constitution des centres de services démarre dès à présent, avec une réflexion portant sur les études. L'exploitation devrait suivre.
6) Y aura-t-il des mouvements sociaux ?
Présenté officiellement le 11 janvier en conseil d'administration aux organisations syndicales, le projet a suscité l'hostilité des administrateurs salariés, qui ont voté contre. "C'est un projet mené sous le manteau", affirme la CGT. Même si des discussions avaient eu lieu de façon plus informelle sur ce projet (baptisé Ulysse) au sein de la SNCF, ce sont étrangement les représentants du personnel d'IBM France qui en ont été avertis officiellement en premier, le 30 décembre.
En dehors de la méthode, les syndicats de la compagnie nationale s'interrogent aussi sur le moyen terme : "on se pose la question de la perte de compétences techniques des personnels cheminots", explique le secrétaire national des agents de maîtrise et des cadres de la CGT. A la DSIT, un syndicaliste Sud-Rail exprime la crainte de voir les équipes SNCF "se cantonner à l'avenir aux vieilles applications et être peu à peu touchées par l'obsolescence technique".
De son côté, l'Unsa fait part de son opposition sur le volume de la sous-traitance. "On arrive à comprendre le besoin de faire appel à des prestataires pour des développements. Mais on pense que la maintenance devrait être réinternalisée. D'autant que le contrat ne nous paraît pas comporter suffisamment de garanties sur la qualité. En l'état, le projet ne recèle toutefois pas de risque social majeur." Via son montage original, la SNCF laisse, autrement dit, peu de surface d'attaque aux organisations syndicales pour une opposition frontale.
Reste que la CGT prévoit de réunir ses syndiqués de l'informatique ce jeudi en région parisienne, "afin de discuter des revendications et faire des propositions alternatives à la direction", explique le secrétaire national des agents de maîtrise et des cadres de la confédération, qui explique avoir eu un retour d'expérience inquiétant de la co-entreprise BNP-IBM. La confédération appelle les organisations syndicales à l'unité sur ce dossier.
7) Pourquoi IBM France dépêche-t-il son Pdg pour gérer la relation avec la SNCF ?
C'est l'une des surprises de ce contrat : suite à l'officialisation de la création de la co-entreprise, IBM a émis un second communiqué expliquant que son actuel Pdg France, Daniel Chaffraix, quittait son poste pour prendre en charge la mise en place et le suivi de la relation avec la compagnie nationale.
"C'est curieux qu'un Pdg parte pour devenir patron d'une filiale, observe amusée la CFDT de Big Blue. Ce départ ne nous semble pas très honorifique pour Daniel Chaffraix, même si le poste de Pdg France n'est pas un poste de pouvoir chez IBM". Daniel Chaffraix est remplacé par Alain Bénichou, jusqu'alors à la tête des activités du prestataire auprès des secteurs de la distribution... et des transports.
8) Y-a-t-il eu marchandage entre les deux groupes, après le rachat de IBM Logistics par Geodis (filiale de la SNCF) ?
Personne ne l'affirme, mais tout le monde y pense. Ce contrat apparaît en effet comme une contrepartie, après l'accord signé en 2008 entre Geodis (filiale logistique appartenant à 98 % à la SNCF) et IBM. A l'époque, Geodis s'était porté acquéreur d'IBM Logistics, devenant par là même le prestataire logistique unique de Big Blue. Soit un chiffre d'affaires d'environ un milliard d'euros par an, sur une longue période (une quinzaine d'années).
"Ce n'est pas écrit clairement, mais c'est le sentiment de beaucoup dans l'entreprise", observe l'Unsa. De son côté, la CGT relève que le calendrier de la mise en en place dudit contrat semble avoir été accéléré en fin d'année dernière... par IBM. Ce qui, évidemment, signifierait que le groupe américain disposait d'un puissant levier pour imposer son agenda au donneur d'ordre.
En complément :
- Infogérance : pour son informatique, la SNCF fait wagon commun avec IBM