Grand emprunt et Cloud : Le plan Calcul 2.0 ?
France Télécom, Thales et Dassault Système seraient en bonne voie pour construire avec l'aide financière du grand emprunt, une plate-forme de cloud "tricolore". Un joyeux mélange entre intérêt public et intérêts bien compris qui rappelle les meilleures heures du plan calcul.
C'est un communiqué du syndicat CFE-CGC/UNSA de France Télécom qui a confirmé ce qui depuis des mois n'était plus qu'un secret de polichinelle : France Télécom, Thales et Dassault Système seraient en bonne voie pour construire avec l'aide financière de l'État, une plate-forme de cloud "tricolore". Le contrat n'est pas encore signé mais on pourrait en avoir confirmation dès la rentrée. Selon la CFE-CGC/UNSA, "il semblerait que le projet de consortium ait enfin abouti et qu’au côté des trois acteurs précités, l’État en soit aussi actionnaire".
La plate-forme fournie par le consortium aurait notamment pour vocation de gérer des services sécurisés dans le domaine de l'e-santé et des données personnelles, mais aussi d’accueillir les données de type e-gouvernementales. Elle aurait aussi une contrepartie commerciale, destinée aux entreprises. Un modèle similaire à celui du supercalculateur Tera100, dont la version CEA-DAM, réservée aux applications militaires, a une contrepartie civile, baptisée "Curie".
Un projet évoqué par Vivek Badrinath en janvier 2011
En janvier 2011 dans une interview avec LeMagIT, Vivek Badrinath, le patron d'Orange Business Services avait confirmé l'implication de France Télécom dans un le projet :"début juillet [2010, N.D.L.R.],nous avons répondu avec Dassault et Thales dans le cadre du grand emprunt pour développer ce que nous appelons des centrales numériques. Il est clair que pour encourager l’émergence d’une nouvelle génération d’entreprises, il faut que l’offre de cloud soit disponible.
Ce ne sont pas les datacenters qui manquent. Mais l’émergence de telles centrales numériques serait aussi un moyen de stimuler la demande. L’un des avantages d’une aide de l’état, serait de permettre de faire du "forward pricing" (en clair, dès le lancement de l’offre et même si la demande est faible, le financement de l’État permet de pratiquer des prix compétitifs à même de générer la demande, sans l’habituel surcoût que paient les nouveaux entrants pour une technologie nouvelle, N.D.L.R.). Nous ferons en sorte que les prix correspondent dès le départ à des volumes élevés.
Nous pensons que nous pouvons avoir un rôle de déclencheur avec de telles offres et il y a aussi un intérêt à les localiser dans l’hexagone. (...) La France est un pays plutôt sympathique pour ce qui est des tarifs et de la sécurité de l’approvisionnement énergétique. C’est un véritable atout compétitif pour notre territoire."
Des acteurs français qui ont tardé à prendre le virage du cloud public
Un tel montage, s'il se compose bien d'un volet public - type cloud gouvernemental - et d'une facette commerciale - façon Amazon -, pourrait toutefois poser bien des questions tant en matière de politique que de concurrence. Dans d'autres pays comme la Corée du Sud, par exemple, l'opérateur historique Korea Telecom n'a pas attendu un quelconque financement d'État pour lancer une plate-forme de cloud concurrente de celle d'Amazon (en se permettant même le luxe d'offrir ses services moins cher que son concurrent américain). Une prise de risque payante.
Quant aux États-Unis, les projets de "Gov-Cloud" sont arrivés bien après que les acteurs locaux aient développé leur offre commerciale de cloud. La France jouerait donc encore "l'exception culturelle" : cinq ans après le lancement aux États-Unis des premiers services d'Amazon AWS, aucun acteur local ne dispose d'une offre cloud significative. Une absence dont on peut penser qu'elle a déjà sérieusement handicapé le développement d'une nouvelle génération de start-up et d'offres logicielles dans l'hexagone - ou tout du moins poussé certains entrepreneurs à faire usage de ressources américaines ou à s'expatrier.
La disponibilité d'offres telles qu'Amazon EC2, Amazon S3, Heroku, JoyentCloud ou Windows Azure, a en effet contribué à l'apparition de nouvelles entreprises aux États-Unis. Sans Amazon, Joyent ou Heroku, des offres comme box.net, dropbox - pour ne citer que les plus visibles - n'auraient sans doute pas été possibles. On peut donc supposer que la timidité des acteurs télécoms français, les mieux placés pour lancer des offres de cloud à grande échelle, a sans doute non seulement nuit à leur activité, mais aussi à l'émergence de nouvelles entreprises.
France Télécom : une capacité d'investissement toujours plombée par l'endettement
Pour ce qui est de France Télécom, il est vrai que l'obsession financière de l'opérateur n'était pas de nature à l'encourager à prendre des risques en matière d'investissements. Toujours plombé par 30 milliards de dettes (largement héritées de l'acquisition il y a 11 ans d'Orange), englué dans les promesses de versement de dividendes effectuées aux actionnaires (qui accaparent désormais l'essentiel du bénéfice net, un élément régulièrement pointé du doigt par la CFE-CGC/UNSA), France Télécom n'a pas jugé bon de prendre tôt la vague du cloud public, préférant se concentrer - tardivement - sur l'intégration de cloud privés pour les entreprises via sa branche Orange Business Services.
D'une certaine façon, au lieu de faire son métier d'opérateur/fournisseur de services, France Télécom a préféré, dans le cloud, celui de SSII. Une SSII dont la performance "cloud" a été récemment mise à mal par Gartner, qui a positionné Orange en queue de peloton de son carré magique des services d'externalisation de datacenter et de cloud d'infrastructure en Europe . Certes le cabinet d'analyse n'est pas 100 % impartial et sa méthode de construction de carré magique est plus que contestable, notamment parce qu'elle favorise les plus gros offreurs. Mais, comme avec les agences de notation financière pour le secteur bancaire, on a les baromètres que l'on peut.
Cloud + grand emprunt = Plan calcul 2.0 ?
Lorsque Nicolas Sarkozy, le Président de la République a annoncé le grand emprunt, les géants français des télécoms et de l'IT ont donc - comme d'autres - flairé la manne que pouvait représenter le grand emprunt. Les grands acteurs de la filière numérique française, dont France Télécom, se sont donc activés en coulisse pour obtenir de l'État qu'une part des fonds distribués soit utilisée pour le développement "d'usines numériques".
La bonne nouvelle est que cette implication de l'État pourrait faire émerger une véritable offre de cloud à grande échelle sur le territoire français. La mauvaise est que le procédé - outre le fait qu'il illustre la persistance d'un certain jacobinisme - rappelle feu le plan calcul. Un paradoxe, à l'heure où les grands groupes français affichent en public leur amour du libéralisme et leur attachement à de grands principes de gouvernance, tout en n'hésitant pas lorsque cela les arrange à faire appel à l'interventionnisme de l'État.
Un autre problème avec cette démarche est que l'essentiel de la manne de l'État pourrait n'être captée que par une poignée de gros acteurs, un problème qu'ont déjà connu les pôles de compétitivité.
La CFE-CGC/UNSA de France Télécom s'inquiète pour l'emploi des personnels du groupe
Puisque l'on en reste aux intérêts bien compris, là n'est pourtant pas le reproche que fait la CFE-GCE dans son communiqué. En fait, la centrale syndicale se félicite du projet. Mais ce qui la préoccupe est la façon donc il pourrait influer sur le périmètre de France Télécom, notamment si Thales, Dassault Système et l'opérateur venaient à mettre en commun certaines de leurs ressources. Bref, quid de l'emploi et surtout du rattachement des salariés de France Télécom qui seraient éventuellement affectés au consortium ?
Dans une lettre ouverte à Stéphane Richard, le syndicat sollicite donc "la tenue d’un Comité Central extraordinaire de l’UES France Télécom-Orange pour que la Direction précise ses intentions stratégiques, le périmètre et les modalités de ce projet".